Les mouvements et les sons de deux électromécaniciens

À l’automne 2016, à Paris, vous avez pu aimer deux expositions très différentes (et voisines) de machines tressautantes, de bidules qui soubresautent, de bécanes farfelues et poétiques, de zinzins bancals et inventifs, de sculptures dérisoires et bouleversantes.


Gilbert Peyre, l’électromécanomaniaque. Halle Saint-Pierre, 2, rue Renard, 75018. 15 septembre 2016-26 février 2017

Jean Tinguely : 60’s. Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, 33 & 36, rue de Seine, 75006 Paris. 8 septembre-29 octobre 2016


Jean Tinguely (1925-1991) et Gilbert Peyre (né en 1947) ne se sont pas rencontrés. Pendant très longtemps, dans sa jeunesse, Gilbert Peyre est un ingénieur ingénu avant même d’avoir découvert les œuvres mouvantes de Calder et de Tinguely. Gilbert Peyre est un sculpteur candide et subtil, un poète soudeur, un chiffonnier sagace et imaginatif. Ainsi, dans les galeries Vallois et dans la Halle Saint-Pierre, surgissent certains miracles misérables, les événements saugrenus et émouvants, les aventures cocasses et troublantes, les spectacles élaborés et fulgurants…

Directrice de la Halle Saint-Pierre, Martine Lusardy admire le « spectacle-performance » de Gilbert Peyre, « entre esthétique foraine et technologie de pointe ». Peyre se définirait volontiers comme un « électromécanomaniaque ». Il sauve des choses usées, abîmées, récupérées, choisies ; elles sont amenées à la vie « d’un coup d’électricité, de mécanique, de pneumatique, d’électronique ». Les choses (en partie brisées) reviennent du rivage des morts pour exister une deuxième fois. Peyre explique : « J’aime bousculer les règles, prendre à contre-pied la réalité, la transformer, la déformer, en y installant dérision et causticité. » Il détourne ; il recycle ; il transfigure le quotidien qui devient un prodige… Selon Philippe Garnier, Peyre ne regarde pas en arrière. L’électronique et l’informatique lui permettent de programmer des mouvements au dixième de seconde. Ce seraient l’opéra, le ballet, le cirque, la fête foraine. Peyre greffe aux objets un nouveau système nerveux. Une robe blanche valse en des frissons amoureux. La puce électronique et un codage informatique métamorphosent l’espace avec l’invisible. Peyre est un cousin lointain de Lewis Carroll, de Jarry, de Duchamp ; il retrouve leurs créations. Selon Philippe Garnier, une machine danse et chante. Une technologie est masquée. L’imitation du vivant est chaleureuse.

Gilbert Peyre Halle Saint-Pierre

Œuvre de Gilbert Peyre

Dans le cosmos de Gilbert Peyre, l’air, le feu, les textiles, les fourrures, les plumes, le métal, le verre, l’humour, les os, les mouvements spasmodiques, règnent. Joufflus, les anges agiles s’agitent. Le coq (en partie empaillé) crie : « Yes ! Yes ! ». Divinité sibérienne et chamanique, un crâne de daim grelotte et murmure : « J’ai froid ! ». Goguenard et tragique, le cochon grommelle…

Par exemple, une sculpture animée s’intitule Le roi cochon. Ce sont un cochon taxidermé, du métal, une chaise en bois, une couronne intérieure de chauffage à gaz avec flammes, tablier, fruits séchés… Ou bien, l’œuvre « électromécanique » s’intitule : Et il créa la femme ; les matériaux sont : deux jambes de mannequin, culotte de femme, métal, moteur, poulie, élastique pour vêtement, fil électrique, escarpins… Le rat jaillit d’une valise qui s’ouvre : Rap Danse ; l’objet électromécanique comporte le rat empaillé, le métal, le papier, la pince à linges, un tourne-disque, la lampe de poche, la casserole, la valise, les lacets, une piste métal, une chanson de Mireille Mathieu, un fil de fer…

Un lapin blanc est l’assemblage des pièces suivantes : lapin taxidermé, os de lapin, métal, fil de fer, moteur, corde ; il est le neveu du lapin blanc aux yeux roses des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.

Le cosmos de Gilbert Peyre est simultanément un musée des Arts et Métiers, une salle de machines, une fête foraine, un opéra, le spectacle d’un prestidigitateur, une liturgie, une cavalcade, un défilé, un cirque, une orgie, un zoo, une apocalypse cocasse et la résurrection des choses rouillées et sauvées…

Et puis, dans l’ouvrage Jean Tinguely, Camille Morineau étudie en particulier les Radios (1962) de Tinguely, ses Baluba (1963), La cloche et Bascule (1967). Ces machines sont mécaniques et a-synchroniques, trépidantes et sonores ; elles oscillent entre l’industriel et le bricolage ; elles sont liées au politique et au ludique.

Gilbert Peyre : l’électromécanicien, La Halle Saint-Pierre et Jean Tinguely : 60’s, Galerie Vallois

Débricollage (1970) de Jean Tinguely

Dans une carte postale (adressée au conservateur Pontus Hultén, grand historien de l’art), Tinguely précise les formes des Baluba. Niki de Saint Phalle lui a dit : « Tu ferais bien de mettre des plumes sur des trucs. » Et Tinguely pense aussi au rôle important de Patrice Lumumba, homme politique du Congo-Kinshasa. « Je faisais des essais, je pulvérisais des moteurs et j’assemblais les matériaux les plus divergents. Ce sont les Baluba. »

En mars 1960, Tinguely crée L’hommage à New York, une machine autodestructrice (avec piano, explosif, odeurs pestilentielles, feu et eau). En mars 1962, il invente une Étude pour une fin du monde n° 2 dans un désert du Nevada… Il utilise des ferrailles diverses, des fourrures, des habits, des objets de cuisine, des jouets. Les mouvements sont multiples : soubresaut, explosion, sursaut, convulsion, copulation, bascule, reptation, dilatation et autres recherches… Vieilles radios, arrosoirs, poussettes, lavabos s’agitent pour former des sculptures.

Au-delà du mouvement, Tinguely cherche la musique concrète. Tôt, il rencontre Munari, l’un des premiers théoriciens du « bruitisme », du « fracas du monde mécanique ». Par exemple, en 1960, il ajoute une clochette à la Troïka en hommage à Kandinsky.

Tinguely a réalisé de multiples machines-sculptures. Il pense en des termes opposés : les matières et l’immatériel, le dur et le mou, le lourd et le léger, le grave et le dérisoire, le burlesque et le macabre. Le noble et le déchet, l’organisation et le chaos. Il découvre les jeux du visible et de l’audible, les discordances et les harmonies des sons, les symphonies aléatoires et inachevées. « Je dérange tout par les sons qui se déplacent. »

En 1959, il lance d’un avion 15 000 tracts au-dessus de Düsseldorf : « Tout bouge. Il n’y a pas d’immobilité. Cessez de résister à la transformation. Soyez le temps. Soyez stables avec le mouvement. Pour une stabilité dans le présent »… Et une immense machine de Tinguely s’intitulait Requiem pour une feuille morte.

À la Une du n° 20