Intelligente et solidaire

Ce sont des entretiens, certes, mais pensés, retravaillés, écrits comme des mémoires et auxquels la dimension oralisée, vivante, donne un caractère bondissant et plein d’avenir. Julia Kristeva y fait moins le récit factuel de son existence qu’elle n’en précise la conduite, les fidélités, la liberté. Le lien entre théorie et vie intime, qui est une des puissances de son œuvre, est ici précisé et il donne une profondeur à la pensée.


Julia Kristeva, Je me voyage : Mémoires. Entretiens avec Samuel Dock. Fayard, 300 p., 20 €


Roland Barthes évoquait à son propos ce « petit supplément de liberté dans une pensée nouvelle » nécessaire aux grandes avancées, aux véritables déplacements. Il le fait dans le très beau compte rendu de Sèméiôtikè qu’il donne à La Quinzaine littéraire en mai 1970 sous le titre « L’étrangère » : il y exprime tout ce qu’il lui doit depuis le début, sa force de subversion, sa façon de mettre en mouvement toutes les choses figées. Il manifeste une réelle compréhension des enjeux de son livre tout en lui rendant un magnifique hommage : « Julia Kristeva change la place des choses. » Son travail bouscule le « petit nationalisme de l’intelligentsia française » en l’ouvrant à l’autre langue : « L’autre langue est celle que l’on parle d’un lieu politiquement et idéologiquement inhabitable : lieu de l’interstice, du bord, de l’écharpe, du boitement : lieu cavalier puisqu’il traverse, chevauche, panoramise et offense. Celle à qui nous devons un savoir nouveau, venu de l’Est et de l’Extrême-Orient […] nous apprend à travailler dans la différence, c’est-à-dire par-dessus les différences au nom de quoi on nous interdit de faire germer ensemble l’écriture et la science, l’Histoire et la forme, la science des signes et la destruction du signe ». Rester une étrangère n’est pas seulement une souffrance, c’est aussi un défi : Julia Kristeva l’exprime plusieurs fois dans son livre, disant que « l’étrangère que je demeure » doit toujours entreprendre de « déceler les bénéfices de l’étrangeté », de « la vivre comme un atout ».

Julia Kristeva je me voyage

Julia Kristeva © Jean-Luc Bertini

Le titre est magnifique : « Je me voyage ». Il indique que si le déplacement n’est plus de l’ordre de la migration concrète, il se poursuit dans la tête. Il prend en compte une part de divagation qui met de l’humour et du jeu dans la pensée. Lorsque Kristeva entreprend de définir son étrangeté particulière, et de la distinguer de celle de Philippe Sollers qui accompagne sa vie depuis près de cinquante ans, elle trouve cette très belle expression d’étrangeté « diffractaire », quand celle de Sollers serait réfractaire. « Il se révolte. Je me multiplie », dit-elle. Pas de place fixe, mais des fidélités, des constantes, qu’elle inscrit dans les événements de sa vie singulière, dans ses lectures, dans une causalité multiple.

Elle naît au commencement de la Seconde Guerre mondiale, à Sliven, une ville du sud-est de la Bulgarie, où elle passera sa petite enfance, avant le déménagement de la famille à Sofia en 1945. Dans le récit qu’elle fait de son enfance et de son adolescence, Julia Kristeva restitue le clivage entre un dehors fortement troublé, la guerre puis l’oppression totalitaire, et un dedans protégé et joyeux. Médecin ayant renoncé à une carrière dans la prêtrise, le père, Stoyan, favorise l’éducation des filles, soutenu en cela par une mère aimante, religieuse et cultivée, Christine. Piano, chant, théâtre, sports, langues étrangères, sont les piliers de leur éducation. Ils inscrivent la petite fille dans une école maternelle française et elle poursuivra son apprentissage des langues à l’Alliance française et au British Council. Son père refuse de s’inscrire au Parti communiste, ce qui limite, à l’adolescence, les possibilités de la jeune fille, qui n’en poursuit pas moins des études brillantes à la faculté de philologie (après avoir eu une première vocation pour l’astrophysique, qu’elle voulut partir étudier à Moscou). Lorsqu’elle arrive en France, en décembre 1965, non seulement elle parle déjà parfaitement la langue du pays, mais elle est plus avancée que la plupart des étudiants de son âge en linguistique et théorie modernes. Elle a lu Blanchot et Barthes et connaît le structuralisme. À côté de ses études, elle exerçait le métier de journaliste, publiant dans Le Drapeau des lycéens des dizaines d’articles sur la culture, l’éducation, la vie sociale, mais aussi des comptes rendus de livres et des nouvelles.

Julia Kristeva je me voyage

Jean de Saintré combattant Enguerrant (v. 1470)

Une particularité de cette éducation tournée vers l’étranger et les langues étrangères, ce n’est pas seulement l’émigration qu’elle permet ensuite, mais la possibilité de détourner la culture de ses logiques institutionnelles. Ainsi, la littérature française ne lui est pas parvenue comme un canon, une histoire, un bloc, mais au gré de ses curiosités ou des passions de ses professeurs, en fonction des livres disponibles dans les bibliothèques, selon l’art du butinage plutôt que selon l’ordre de la logique patrimoniale. Ce phénomène a sans doute accentué sa faculté de déplacement et son approche pluridisciplinaire des textes et des problèmes.

Après une première thèse sous la direction de Lucien Goldmann, sur un sujet qui lui a été soufflé par Aragon dès son arrivée à Paris – elle venait travailler sur le Nouveau Roman, elle s’est finalement centrée sur un roman du XVe siècle, Le Petit Jehan de Saintré d’Antoine de La Sale –, elle fait une deuxième thèse sous la direction de Jean-Claude Chevalier, sur La révolution du langage poétique chez Mallarmé et Lautréamont. La soutenance à Vincennes en 1973, devant un jury composé de Roland Barthes, Jean Dubois et Lucien Febvre, fut un véritable événement. Il y en eut un compte rendu dans Le Monde et Barthes a dit de son travail théorique qu’il lui apparaissait comme le véritable roman qu’il fallait écrire aujourd’hui. Entre-temps, elle avait rencontré Philippe Sollers et le comité de Tel Quel. Elle était déjà sur le point de se déplacer, du côté de la psychanalyse et de la question des femmes, préoccupation dont le voyage en Chine, en 1974, porte déjà la marque. Le livre qui en est issu, Des Chinoises, publié à l’origine aux éditions Des Femmes, témoigne de ce déplacement.

Julia Kristeva je me voyageLe mariage et surtout la maternité sont déterminants pour que se précise une pensée qui ne soit plus résolument théorique, mais qui assume l’intimité, l’archaïque, les mouvements intérieurs. Si les concepts d’intertextualité, de dialogisme, de paragramme, continuent d’infuser la théorie et les études littéraires, ses travaux ultérieurs sur l’abjection (la trilogie, publiée entre 1980 et 1987, Pouvoirs de l’horreur, Histoires d’amour et Soleil noir) manifestent une occupation différente du territoire des sciences humaines, dans les profondeurs de ce qui fait l’humain et dont la compréhension peut être décisive pour le lien social. Le chapitre qui évoque son fils David et tout ce qu’elle apprend à côté de lui, fragilisé dès l’enfance par des troubles psychomoteurs que la médecine peine à traiter, est très beau. L’expérience de la douleur, la vie commune avec un être fragile, augmentent l’intelligence de sa part sensible, assumée dans sa portée éthique et esthétique. Des livres importants comme Étrangers à nous-mêmes, Sens et non-sens de la révolte, mais aussi le passage à l’écriture romanesque, à la reconstruction psychique et historique qu’il permet, ont été incités par ce changement.

Celle qui est reconnue dans le monde entier comme une intellectuelle extrêmement marquante, qui a reçu quantité de distinctions et d’honneurs, est avant tout une femme intelligente, engagée, sachant faire du mouvement la raison d’une attention au monde et aux autres. Outre l’humour et la simplicité (qualités qui infusent ces entretiens), le « souci » est ce qui l’habite : le souci comme attention à la singularité de chacun, comme contact intense « avec l’étrangeté du prochain comme de soi ». Cette proximité donne son sens à une nouvelle pensée « humaniste » (le mot est remanié et réévalué en fonction de cette idée de singularité), un humanisme solidaire « car il ne se limite pas à un “système de valeurs humanitaires” qui ont du mal à tenir leurs promesses mais nous invite aujourd’hui à une refondation continue ».


Cet article est paru sur Mediapart.

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