Voici, dans une version « commentée et illustrée », la réédition de deux textes de Leïla Sebbar, parus respectivement en 2003 et 2007 : Je ne parle pas la langue de mon père et L’arabe comme un chant secret.
Leïla Sebbar, Je ne parle pas la langue de mon père suivi de L’arabe comme un chant secret. Préface de Marie-Hélène Lafon. Illustrations de Sébastien Pignon. Bleu autour, 288 p., 26 €
L’écrivaine Leïla Sebbar est née d’une double – ou triple – légende : du côté maternel, un grand-père braconnier en Dordogne, et du côté paternel, un descendant de ceux qu’on appelait en Algérie les Ouled Nouna, les « enfants des nonnes », en se rappelant l’échouage au XVIIIe siècle dans le petit port marchand de Ténès d’un bateau qui transportait, entre autres, quelques nonnes, qui « firent souche » sur place, au point que la mère supérieure qui épousa le grand cheikh local fut sanctifiée et que son tombeau – sa koubba, ici joliment illustrée – devint un objet de pieux pèlerinages. C’est de l’une d’elles que le père de Leïla tiendra ses yeux bleus (d’autres parleront de l’invasion des Vandales, responsables de quelques blondeurs et de regards d’azur, mais mieux vaut descendre d’une épouse étrangère que d’un ancêtre violeur). Et puis une légende peut en cacher une autre, et le père se révèle d’une lignée plus noble : par son nom, Sebbar, il descend en droite ligne du Prophète du fait que son patronyme, clairement dérivé de As-sabur, qui signifie « le Patient », est le quatre-vingt-dix-neuvième nom d’Allah.
La Méditerranée est terre de légendes et de mythes, et les natifs de ce pays où « les dieux parlent dans le soleil », selon Camus, ont le pouvoir particulier de vivre dans l’exaltation, au-dessus ou au-delà de la réalité, et dans le mirage – qu’une étymologie supposée ferait descendre de al-mi’raj, qui signifie l’ascension du Prophète. Bon, mais qu’est-ce que l’écriture de la fille de cet homme ? L’écrivain Aharon Appelfeld dit quelque part que l’écrivain est celui qui se rattache à sa « tribu », faute de quoi il ne serait qu’un écrivaillon : Leïla Sebbar, élevée sans religion par une mère chrétienne et un père musulman, qui a grandi en Algérie comme une petite Blanche qui n’a jamais parlé arabe – parce que son père, instituteur de la République, ne le voulait pas – et fut souvent insultée comme telle par les garnements arabes du quartier, s’est efforcée dans toute son œuvre de bâtir – reconstruire − cette demeure algérienne et arabe qui, dans son histoire (ses vingt premières années), lui a échappé.
Du premier roman, Fatima ou les Algériennes au square à la trilogie de Shérazade – celle qui a les yeux verts −, de Femmes au bain à Isabelle l’Algérien, de son carnet de voyage, Mes Algéries en France au témoignage La Seine était rouge ou l’Orient est rouge, et tous les ouvrages collectifs qu’elle a coordonnés, dont Une enfance algérienne, elle n’a cessé d’évoquer la terre de son père sans en parler la langue, et justement pour cela, s’y enracinant, y revenant sans cesse par l’imaginaire (sans faire retour au pays natal), et manifestant une obsession telle d’une arabité qu’elle portait inscrite dans ses prénom et nom ainsi que sur son visage aux yeux noirs qu’Agnès Varda qui la filma un jour pour un documentaire lui demanda : « Vous auriez voulu avoir une mère arabe ? » Elle en sera surprise, au point de ne pouvoir répondre, offensée peut-être, assurément choquée, tout en convenant, plus tard, de la belle lucidité de la cinéaste. Sauf que cette mère arabe, qu’elle n’a pas eue, on la trouve dans tous ses livres, ainsi que l’auteure le proclame : « La mère de [et notons qu’elle ne dit pas « dans »] mes livres est obstinément une femme arabe et musulmane, algérienne ».
Il y a toujours, chez Leïla Sebbar, cette rupture, cette fracture avec l’arabité du père et de la tribu. « Tout me sépare de la mère et des sœurs de mon père. » L’enfant, l’adolescente, la jeune femme, au cours de pérégrinations algériennes qui sont fonction des affectations de ses parents instituteurs – Aflou, Clos Salembier, Hennaya, Orléansville (El Asnam) −, verra souvent la famille de son père installée à Ténès, mais elle se sentira toujours en visite, étrangère, coupée d’elle par la langue, les vêtements, les manières : « Il faut manger assis sur des coussins autour d’une table basse, il faut manger tout ce qui est servi, faire honneur, les vieilles tantes nous parlent avec des plats inconnus longuement cuisinés, du pain cuit à la maison, des gâteaux au miel et aux amandes pour nous, les enfants du frère préféré, il faut manger, dire que c’est bon. Nous mangeons, nous mangeons, et les vieilles sœurs – elles n’étaient pas vieilles – nous regardent sans manger, attendries, étonnées de nos jupes trop courtes, des rubans écossais dans nos cheveux, de nos sandales de toile blanche, si blanche, de nos bavardages dans la langue inconnue… Elles sont grosses, elles portent des blouses à fleurs, des pantalons bouffants, des cheveux rouge carotte s’échappent de leurs foulards superposés. Les sœurs de mon père… Elles nous prennent dans leurs bras, nous serrent contre leurs blouses moelleuses, nous embrassent en riant, elles prononcent en les déformant les prénoms français de mon frère et de mes sœurs [seule l’aînée du père, parce qu’il l’aimait tant, porte ce beau prénom arabe de Leïla]. Elles sont heureuses de nous, si étranges sous le jasmin dans la cour de la vieille maison du vieux Ténès. »
Tout est dit dans cette description – promise à devenir une page d’anthologie – de l’antagonisme ou du fossé séparant ici l’Orient de l’Occident. L’écrivaine a un rare talent, une écriture faite d’économie et de traits directs, non appuyés, presque discrets. Cette navette entre les deux mondes, semblable à celle qu’utilisait sa grand-mère en tissant la laine, produit, comme par miracle, une écriture des deux bords, celle de la déchirure réparée, de l’accroc ravaudé, celle du lien retrouvé, car, au moment où elle souligne l’étrangeté réciproque des deux univers, elle les lie, les rattache par un fil ténu qui se fait de plus en plus solide, et qu’elle appelle alors « je » et dont elle souligne avec bonheur le processus : « Il m’a fallu marcher, longtemps, parler et vivre à distance réelle, proche dans l’imaginaire, il m’a fallu entendre, loin du pays natal, partout où elle se parlait, la voix de la langue de mon père, la voix de l’arabe, la langue étrangère, l’étrangère intime. »
La somme des écrits de cette Française née à Aflou d’un père « musulman » (comme on disait pour ne pas dire arabe) et d’une mère chrétienne, « française de France », tourne essentiellement autour du problème de l’identité, de l’appartenance, de l’impossible définition de soi, de l’exil irrémédiable. Mais, tout compte fait, de la récupération, du rétablissement, de l’authenticité. Cet ouvrage de Leïla Sebbar, dans le ressassement du discours, dans ces va-et-vient et ces répétitions qu’elle qualifie à juste titre d’orientales, comme le sont les parures, les bijoux ou les stucs, semble répondre au vœu primordial du grand poète français et égyptien – autre écriture traversière – Edmond Jabès (ami de Maurice Nadeau), qui s’écria naguère, comme pourrait le dire aujourd’hui Leïla au terme de l’aventure : « Je bâtis ma demeure ». Sébastien Pignon en assure avec talent la décoration par de nombreuses aquarelles de facture mauresque, et de nombreuses photographies sont accrochées aux murs, autant de témoignages sur la famille, sur le pays, sur cette éducation franco-indigène.
Beau livre, émouvant dans sa retenue, admirable d’écriture, qui touche au plus profond ceux qui ont franchi les frontières et vibrent d’un cœur transplanté. Leïla Sebbar, qui s’est aussi impliquée dans le combat des femmes, des personnes déplacées et discriminées, est ici, pour tous les exilés, une maîtresse d’école.