Le nazisme sous l’angle de la dope

Des soldats de la Première Guerre mondiale aux combattants de l’organisation État islamique, les hommes en armes ont souvent pris des drogues. La guerre en a besoin. Pour être plus rapide, plus brutal, plus efficace ; pour oublier ce qu’on fait, avoir l’impression qu’on fait autre chose. A la lecture de L’extase totale. Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue, de Norman Ohler, cette histoire conjointe de la guerre et des stupéfiants semble avoir eu son tournant crucial.


Norman Ohler, L’extase totale. Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue. Trad. de l’allemand par Vincent Platini. La Découverte, 252 p., 21 €


Le journaliste Norman Ohler montre l’importance des psychotropes dans la vie quotidienne de nombreux civils et dignitaires allemands entre 1933 et 1945 – en premier lieu d’Adolf Hitler lui-même -, mais surtout souligne que cet aspect mineur de l’histoire n’est pas sans rapport avec le phénomène nazi en tant que tel.

Tous ses biographes l’ont en effet noté, sans creuser ce point : Hitler se droguait, et pas qu’un peu. Son médecin personnel, Theo Morell, situé au cœur de l’appareil nazi sans être un militaire ni un politique, était le seul à le côtoyer d’aussi près. En août 1941, il administre à celui qu’il nomme dans ses carnets le « Patient A » plus de quatre-vingt produits différents spécialement préparés, en plus de ses doses ordinaires de pervitine. Composé de méthamphétamine et distribué légalement en pilules produites en masse par la firme allemande Temmler à partir de 1937, ce puissant surexcitant, qui provoque « un feu d’artifice neuronal, comme si un fusil mitrailleur tirait sans arrêt des rafales d’idées », permet de vaincre le sommeil, de gagner une confiance absolue en soi et d’accroître la perception, le tout avec euphorie et légèreté, pour au moins douze heures ; de quoi, aussi, endommager gravement les cellules nerveuses, car « le cerveau ne cesse de jacasser, comme une radio qu’on ne peut plus éteindre ».

Norman Ohler, L’extase totale. Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue

La pervitine n’est pas réservée à Hitler : l’état-major allemand livre des dizaines de millions de pilules aux soldats lors de l’invasion de la Pologne ou de la Bataille des Ardennes. Même dans les sous-marins au large de l’Angleterre, les cerveaux sont sous speed. La propagande nazie obnubilée par son fantasme du corps sain de l’homme aryen promettait d’en finir avec la décadence de la République de Weimar, où diverses drogues s’étaient popularisées dans la société civile ; en vérité, l’enquête précise et captivante de Norman Ohler montre combien celles-ci ont « pallié une ferveur qui s’amenuisait avec le temps et gardé la clique au pouvoir en état de fonctionner ».

Le truc est un peu facile, dira-t-on : le nazisme – ses rapides succès militaires, ses capacités de contrôle, son rythme effréné de massacre, son accommodement avec la mort de masse – serait finalement explicable par la drogue et bénéficierait, pourquoi pas ?, de circonstances atténuantes, comme disent les tribunaux ; Hitler ne serait que le plus grand junkie de l’histoire, la mobilisation violente et l’adhésion idéologique, puis l’extermination des juifs, des homosexuels, des tsiganes et des malades mentaux, un simple délire ; bref, on aurait trouvé la clé, et aucun historien n’y aurait pensé ! Le livre de Norman Ohler, qui a fait polémique à sa sortie en Allemagne en 2015, manque sans doute de profondeur historique, en particulier lorsqu’il accumule les détails et les anecdotes, usant à foison du trait d’esprit plutôt que de théoriser l’ensemble, au risque parfois de paraître s’amuser de son sujet pour le moins original.

Il a néanmoins le mérite de poser de bonnes questions : pourquoi donc le système nazi constituait-il une sorte de microsociété droguée, ou plutôt dopée ? Et pourquoi, au plus haut sommet de son organisation, son chef l’était-il à ce point ? Pas seulement pour tenir le coup, pas seulement pour aller plus vite et plus fort que l’ennemi, défend en somme ce livre. Mais parce que la drogue peut constituer une métaphore du nazisme lui-même, machine luttant contre son propre désir, bourrée de frustrations et de fantasmes de mort. Loin d’être si évident que cela, un tel usage des drogues est bel et bien un paradoxe pour les nazis, qui les avaient en horreur dans leur terminologie. La rhétorique raciste du national-socialisme, jusqu’aux dernières heures de Hitler, assimilait doublement les juifs à des « empoisonneurs » et à des éléments pathogènes qu’il fallait éliminer pour sauver la pure race allemande. La répression anti-drogues fut mise au service de l’élimination des malades et des marginaux, ainsi qu’à l’établissement d’une société de la délation. Mais les mêmes semblent vouloir « faire eux-mêmes l’effet d’une drogue », non seulement auprès de la population à galvaniser, mais surtout à leurs propres yeux. Seul cet usage délirant de psychotropes pouvait fabriquer le surhomme vanté par la propagande et incarné par la personne d’Hitler. A mi-chemin de l’homme-machine et de l’homme-monstre, la « surhumanité » de l’homme nazi est une inhumanité ; il n’a plus besoin d’autre chose que de lui-même, il est une force pure ; son corps artificiel vit une illusion de surpuissance. La guerre en train de se dérouler convient alors à l’image de propagande, la réalité à la fiction.

Norman Ohler, L’extase totale. Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue

Bien sûr, tout au long du IIIe Reich on garda secret le dopage d’Hitler : le Führer n’était pas censé avoir besoin de tels produits pour tenir debout. Cet essai devient le plus intéressant lorsque son fil rouge décrit un système fondé sur le déni de réalité. Plus la guerre s’enlise sur les fronts russe et européen, plus Hitler et ses généraux se cloîtrent en leurs différents bunkers, plus ils sont convaincus d’être au plus près de la guerre alors qu’ils en sont bien loin, et plus ils se droguent. Et plus les capacités physiques et mentales d’Hitler s’amenuisent (sans même qu’il perçoive que ses hautes doses de stupéfiants ne sont pas le remède, mais la cause de son état), plus les méthodes du Docteur Morell se radicalisent sur ce corps qui n’est plus qu’un « corps du roi » : un corps de représentation, qu’il faut maintenir à tout prix « en forme », sans quoi il ne conviendrait plus à son image. Sous cet angle, le phénomène nazi apparaît comme un effroyable effet d’illusion, au cours duquel, pour une poignée d’hommes, la réalité s’est conformée à l’image déformée qu’ils voulaient en donner. Comme si l’essence du nazisme se trouvait du côté du fantasme, jamais du côté du monde. Il reste une interrogation à la fin de ce livre, comme à la fin de tous ceux qui tentent de percer le mystère de ce qui a pu arriver en Europe en ce temps-là, un questionnement dénué de fascination mais qui continue de nous poursuivre, un vide, un trou vertigineux qu’aucune tentative d’explication ne comblerait totalement et qui oblige à lui tourner autour.

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