Ubu Trump

La campagne présidentielle américaine est un haut lieu du théâtre de l’absurde. À la veille du scrutin du 8 novembre, on reste époustouflé par le talent d’un nouvel acteur, encore plus doué que ses prédécesseurs pour le ridicule et le grotesque. Nous saluons alors Donald Trump, le Père Ubu de la génération Twitter.

Donald Trump, est-ce un intellectuel refoulé ? Soigneux de son image publique, qu’il contrôle avec vigilance, se faisant passer pour primaire et vulgaire, intéressé uniquement par le sport, les femmes et l’argent, aurait-il caché son aspect le plus profond, de peur de décevoir son électorat ? À la fin d’une journée remplie de speechs, de déplacements en Boeing 757 privé et de l’envoi de nombreux tweets, lorsqu’il se repose enfin dans son penthouse du Trump Tower, se livre-t-il à une passion secrète, honnie par l’Amérique profonde : la lecture ?

On se le demande.

Sinon, comment aurait-il su si bien camper le personnage de Falstaff ou celui du héros d’Alfred Jarry ? Soit, il n’est pas vêtu de loques, à ses meetings il ne fait pas l’effet d’un vieil ivrogne, il ne se laisse jamais surprendre en train d’ingurgiter une pizza géante ou un cheeseburger dégoulinant de jus de viande. Mais à travers son costume fait sur mesure et son omniprésente cravate rouge, on ressent la présence d’un homme excessivement attaché aux plaisirs de la chair, pour qui la res publica sera toujours secondaire, subordonnée à ceux-là, à la manière d’Ubu ou d’un empereur romain. Guy Debord a beau inventer le concept de la société du spectacle – les Français excellent dans la théorisation – c’est Trump qui l’a porté à son plus haute expression, prouvant encore la supériorité des Américains dans le domaine pratique.

En Europe, on a tendance à focaliser sur les propos du candidat, à le traiter de raciste, de misogyne, de xénophobe, de fasciste. Pourtant, la vérité est plus banale : il n’est qu’un businessman, prêt à composer avec n’importe qui pour faire un deal, sans préjugés ou « principes » quelconques. Sa seule devise : le billet vert.

Les démocrates protestent qu’il manque de l’expérience nécessaire pour exercer le pouvoir suprême, mais ils n’ont rien compris : c’est parce qu’il n’est PAS à la hauteur qu’on veut de Trump. Aux États-Unis, on préfère l’outsider, l’homme de l’arrière-pays qui ignore le fonctionnement pourri de Washington. Seul le rebelle naïf et innocent serait en mesure de mettre les choses en ordre. Quant aux hommes politiques expérimentés, ne sont-ils pas disqualifiés d’emblée ? La preuve ? La persistance même des problèmes, qui témoignent de leur l’incompétence.

Y a-t-il un déficit du commerce extérieur ? C’est la faute des négociateurs des accords bilatéraux. Le pays est-il inondé d’une vague d’immigrants ? Il suffit de bâtir un mur et d’envoyer la facture à Mexico. À entendre Trump, gérer la Maison Blanche serait un jeu d’enfant, le businessman aurait tout réglé en six mois et pourrait partir jouer au golf. En Amérique, on vénère l’efficacité : Just do it !

Autrefois, lorsqu’on cherchait un homme fort pour la présidence, on pouvait s’appuyer sur un général : Washington, Jackson, William Harrison, Taylor, Grant, Theodore Roosevelt (colonel mais vainqueur de la bataille de San Juan), Eisenhower. Hélas, l’époque de la guerre glorieuse est révolue ! Aurait-on pu imaginer Westmoreland (Vietnam) ou Colin Powell (Irak) comme président ? Ils y ont songé, mais qui voudrait d’un perdant ou du vainqueur d’un jeu vidéo ?

Heureusement il existe d’autres domaines loin de Washington où un candidat potentiel peut gagner ses galons. Par exemple le droit ou l’université. Parmi les futurs présidents qui ont passé par là, demeurant ainsi peu contaminés par d’importantes responsabilités gouvernementales, on trouve les noms de Lincoln, de Wilson et d’Obama.

De ce point de vue, la candidature de Donald Trump s’inscrit pleinement dans l’histoire de son pays : il possède une inexpérience magnifique ! Il ne connaît rien du fonctionnement de la Maison Blanche ni celui du cabinet ? Ni de leurs rapports avec le Congrès ou avec le corps diplomatique ? Tant mieux ! Rien n’est plus dangereux qu’un dirigeant instruit qui croit à la primauté de la raison : tout cela ne sert qu’à endormir les instincts. Just do it !

Pour préparer à affronter Hillary sur le plateau télévisé, Trump a sans doute regardé le débat présidentiel de 1980. Alors gouverneur d’un grand état, Ronald Reagan continuait à être plus connu comme acteur, d’où son surnom, The Gipper, pour avoir incarné George Gipp, joueur vedette de l’équipe de football américain de l’université Notre-Dame. Autrement dit, Reagan faisait figure de général par procuration, à deux degrés de séparation d’une véritable bataille, si on considère le foot américain comme une représentation de la guerre. C’était suffisant : avec un tel surnom il passait dans l’esprit des Américains pour Alexandre le Grand.

Quant à son adversaire, le président sortant Jimmy Carter, il a misé sur l’érudition aux dépens de la bravoure. Il a tout perdu à un moment précis du débat. Lorsqu’il a attaqué le bilan du gouverneur, une série de chiffres à l’appui, Reagan n’a pas daigné répondre à ses arguments, le regardant avec un sourire condescendant avant de lancer : « There you go again » (« Et c’est reparti pour un tour »).

Trump pousse cette stratégie enfantine plus loin, assénant son adversaire d’insultes, menaçant de l’envoyer en prison. Par la vulgarité même de son discours, il affirme son appartenance au peuple. Ce qui est renforcé par la pauvreté de son réquisitoire contre Hillary (elle est aux manettes depuis « trente » ans et n’aurait rien accompli ; les Chinois auraient grugé les Américains lors les négociations bilatérales, surtout dans le domaine sidérurgique ; l’ALENA, négocié par le mari de Hillary, serait le pire accord dans l’histoire de l’humanité). C’est une présentation aussi simple que l’intrigue d’une émission de télé-réalité.

De même, pour se valoriser, Trump se contente de recycler une poignée d’arguments, tel un vieux chanteur répétant un seul tube. Alors son entreprise, The Trump Organisation, est« massive » ; elle possède les « meilleurs » immeubles et les « meilleures » propriétés du monde ; il a amassé un patrimoine qui vaut des « milliards » ; personne ne sait mieux que lui comment négocier un deal (un accord). Toute sa philosophie se résume dans ce dernier terme, par lequel il faut entendre « conquête » : The Art of the Deal, livre qui l’a rendu célèbre lorsqu’il avait quarante-et-un ans, emprunte son titre au manuel de guerre de Sun Tzu.

L’essor de Trump dans le champ politique correspond à celui des films de super-héros dans le domaine culturel : dans les deux cas, on assiste à la sublimation de l’hyperpuissance militaire en spectacle. Si la grammaire du Républicain tourne autour de l’axe gagnant/perdant, s’il traite ses ennemis de « losers », s’il exprime son mépris pour le sénateur et ex-prisonnier de guerre John McCain, en expliquant qu’il n’aime pas les « captifs », c’est pour consolider sa réputation de grand conquérant.

Comment conjuguer cette attitude belliqueuse et l’isolationnisme du candidat ? Aujourd’hui, la seule bataille qui vaille, c’est celle du capital. Les Chinois – Trump brandit sans cesse la richesse de ceux-ci comme la plus grande menace – réussissent précisément parce qu’ils ne dissipent pas leur énergie dans des conflits inutiles. Dans la vie rêvée de Donald Trump, il ferait une OPA sur la Chine ; dans le fond, la politique ne l’intéresse pas.

Alors pourquoi cette candidature, qui a toutes ses chances d’aboutir ? Comme tout ce qu’il fait, c’est une performance, un exercice de rhétorique. À sa manière, Trump, comme le Père Ubu, aime manier le langage. Y a-t-il une meilleure tribune que les présidentielles pour vilipender la classe politique, pour proclamer la supériorité morale du fric ? Trump n’a pas envie de gouverner : quelle perte de temps ! Lui, comme Reagan, est d’abord une bête de scène.

Hélas, le soir du 8 novembre, il risque d’être déçu.


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