En le « présentant » maintenant au monde qui n’en attendait pas tant, Shelley confiait qu’il comptait sur l’accueil réservé à son poème La révolte de l’Islam « pour savoir à quel point l’envie d’une plus heureuse condition de la société morale et politique survit aux tempêtes qui ont secoué l’époque où nous vivons ». Recourant aux ressources combinées de l’épopée, de l’allégorie, de la romance, et même de la psychomachie, Shelley se fait notre contemporain, prophétisant le Printemps arabe comme le mouvement « Nuit debout ». Mais l’actualité du texte shelleyen dépasse les contingences et tribulations du moment, pour porter la cause d’un romantisme transhistorique et généralisé.
Percy Bysshe Shelley, La révolte de l’Islam. Trad. de l’anglais par Jean Pavans. Préface de Judith Brouste. Édition bilingue. Poésie/Gallimard, 624 p., 12,80 €
On commencera par ce mot de Blanchot, tiré de La part du feu, que cite Laurent Jenny en exergue à Je suis la révolution : « Tout écrivain qui, par le fait même d’écrire, n’est pas conduit à penser : je suis la révolution, seule la liberté me fait écrire, en réalité n’écrit pas [1] ». Mesuré à cette aune-là, Shelley écrit superlativement. Comme le montrent le prologue du poème, mais aussi la Préface, nécessaire préambule à la lecture, c’est d’abord un Shelley abattu, dépressif, touché de plein fouet par l’effondrement des espoirs qu’avait fait naître la Révolution française, qui prend la parole. Nous sommes en 1817, au lendemain du congrès de Vienne. L’effondrement d’une grande idée a plongé le poète dans un deuil dont il ne voit pas l’issue. Du fond de son désespoir, dont il faut comprendre qu’il est partagé par ses contemporains, les poètes de la deuxième génération, il va cependant finir par s’extraire, à la faveur de l’équivalent d’une « abréaction » de type métapsychologique. En se confrontant aux affects liés aux souvenirs d’un traumatisme encore très présent, Shelley s’en libère, à l’image du personnage éponyme du Prométhée délivré, le grand drame lyrique qu’il composera en 1819. Les effets pathogènes du deuil, du dégoût et du cynisme ambiants se dissipent, pour laisser place à une « restauration » psychique – mais le terme est politiquement suspect, au vu du retour en grâce de la Sainte-Alliance. Disons que l’écriture relance la dynamique révolutionnaire qu’on avait crue en berne, voire définitivement encalminée.
En se persuadant que « je suis » la Révolution, du verbe « être », Shelley la fait, du verbe faire, alors même qu’on la pensait abolie et défaite : « Soyons tous égaux et libres ! J’entends l’écho / De vos cœurs ; tel le chant le plus doux, il pénètre / Mon âme pour y trouver son accord. » (VIII, 17). Et si son poème triomphe, c’est en raison d’un appel, en direction de ce qui, en soi, acquiesce trop vite à la résignation, à battre en retraite :
« Arrête-toi, vaine expiation !
Le passé appartient à la Mort, l’avenir
Est à nous ; d’un souffle infect, l’amour et la joie
Peuvent faire un Éden fleuri,
Où la paix bâtira son nid. »
« Tout n’est pas perdu ! » (VII, 36) : la renaissance, l’espoir dans la beauté et la justice, sont à ce prix. Et Shelley de camper dans l’impossible, instauré « comme le seul espace symbolique pensable et digne de reconnaissance [2] ». Un tel espace symbolique, c’est celui du mythe, au plan duquel il transpose l’événement révolutionnaire déchu, pour mieux en faire l’assomption. Faisant fi du réel, d’un mot, Shelley exige de ce mythe universel et de ce « thème glorieux » » qu’ils se tiennent « à la hauteur d’un absolu [3] ».
Pour ce faire, il transpose, ou plutôt transporte, le « beau idéal » de la Révolution française dans l’Orient compliqué, abordé avec des idées simples. Derrière la Cité d’or et le tyran Othman, on devine sans peine Constantinople, les sultans ottomans et l’Islam – mais, à dire vrai, la révolte cible l’empire des dévots de tout poil, sans exception, chaque religion consacrée se trouvant jetée dans un même sac d’opprobre et de contestation. Les silhouettes de Laon et de Cythna, tout juste esquissées, mais dont on devine qu’il s’agit d’amants (et qu’ils ont été frère et sœur dans une version antérieure), sont ici plutôt des instances que des acteurs de l’Histoire. C’est que l’incarnation n’est pas le fort de Shelley. Les realia du soulèvement en cours – protagonistes, enjeux, péripéties, lieux – se diluent dans une nébulosité généralisée, un « nuagisme » perpétuel, pour le dire avec Ruskin, l’auteur des Modern Painters, qui voyait dans la cloudiness l’une des caractéristiques les plus saillantes de la modernité artistique.
Nuées, apparitions, formes plus ou moins distinctes, fantasmagories peuplées « de rêves glorieux d’espoirs enfuis » : la révolte s’enlève sur fond d’idéalité, d’immatérialité. L’action se passe comme dans un rêve, avec sa part d’arbitraire et de mystère. Outre sa dimension prosodique, la scansion de ce poème volontiers somnambule dans sa façon de procéder tient dans l’alternance subtile entre sommeil et réveil, voile et obscurité, obscurcissement des sens et transe éveillée, syncope et ravissement. À l’évidence, Shelley n’a pas la tête plus dramatique que narrative. Les séquences s’y succèdent comme autant de tableaux, selon une écriture qui s’affiche résolument picturale, privilégiant les « Visions », insistant pour donner à voir par la force du verbe. Sa révolution est spectaculaire, bien plus que politique. La chute du Tyran, son renversement, s’ils interviennent bel et bien au Chant V (strophe 31, en particulier), sont récusés, retournés et dépassés par le mouvement dialectique du poème, à croire que l’essentiel est ailleurs. Remis en selle, le sultan triomphe en dernier recours, et avec lui l’Empire du Mal rétabli dans ses (non-)droits. L’aigle aurait-il à nouveau terrassé le serpent, comme c’est à chaque fois le cas dans l’Histoire, ancienne comme contemporaine ? Règnera-t-il donc à jamais, « l’hiver du monde, dans lequel nous mourrons / Comme expirent les vents d’Automne dans la brume/ Et le gel » (IX, 25) ?
C’est sans compter sur le mouvement final, qui consacre la relève de l’imaginaire et voit, puisqu’il faut y croire, l’aube poindre. Le bûcher sur lequel finissent de brûler les corps de Cythna et de Laon disparaît comme par enchantement, pour laisser place à une vision paradisiaque, dominée par l’apparition à l’horizon du Temple de l’Esprit et d’un vaisseau piloté par une forme angélique sur lequel embarquent les amants – on songe à l’Ariel, à bord duquel Shelley trouvera la mort, en 1822 :
« guidée par la musique
Qui en sortait, s’en approchant de plus en plus,
Comme la lune attirée par la terre affine,
La barque enchantée s’y rendit
Pour y trouver enfin son port. »
La négation de la mort, l’affranchissement d’avec le temps, la fin de la peur: difficile de concevoir un programme d’action plus grandiose, plus exalté, tout entier acquis aux thèses développées par William Godwin, le beau-père de Shelley, l’auteur de L’enquête sur la justice politique parue en 1793.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce qui fait véritablement l’événement, au sein du poème, c’est la langue, la parole, l’éloquence. C’est par la bouche de l’intense Cythna que transitent les mots les plus persuasifs, les plus incisifs ; mieux que ne saurait le faire le falot Laon, la femme exige l’égalité avec les hommes et exhorte à passer alliance avec la vertu, la vérité et l’amour. En cela, elle se fait la digne porte-parole de Mary Wollstonecraft, la mère de la compagne de Shelley, l’auteure de A Vindication of the Rights of Woman : With Strictures on Political and Moral Subjects. Mais, surtout, c’est à la strophe spensérienne qu’on doit la véritable réussite de l’entreprise, hyperbolique et ritualisée comme se doit de l’être la poésie en acte, distincte de la poésie militante ou didactique. Véhicule d’exception, riche de ses contraintes comme de ses périls (qui ont pour noms emphase et remplissage), la strophe immortalisée par Edmund Spenser pour sa Faerie Queene (1590) se voit ici reconduite cinq cent onze fois, pour un total de près de cinq mille vers. D’emblée, forte de ses rimes croisées, de ses huit pentamètres iambiques, suivis d’un très inhabituel alexandrin, elle signe la victoire du lyrisme, la primauté du lyrique tel que le définit Jonathan Culler dans un ouvrage récent [4]. Et il appartient de saluer ici le beau travail de transposition réalisé par le traducteur Jean Pavans. Lucidement, ce dernier renonce aux rimes et propose des strophes de huit dodécasyllabes suivis de deux octosyllabes. L’effet est résolument autre, mais l’impact est globalement le même :
« Nous arrivions au port ; mais hélas la sagesse
Que ce cri avait éveillée s’était enfuie
De beaucoup d’esprits, comme la brève lueur
Que les cieux noirs reçoivent d’une fausse aurore
Et qui s’estompe aussitôt dans la nuit vorace.
Or bientôt le jour se lèvera tel un gouffre
De feu pour consumer les linceuls élimés
Qui enveloppent le monde ; un vaste enthousiasme
Ébranlant la terre fiévreuse
Tel un salubre cataclysme. » (IX, 5)
À l’heure où le paysage politique, en Europe du moins, reste plus que jamais marqué au sceau du pessimisme, de la misanthropie et d’une « triste dévastation » (Préface), il importe que des poètes comme Shelley continuent d’être lus et traduits. Ne serait-ce qu’au nom de la croyance intranquille qui était la leur dans « le pouvoir d’une idée sublime » (IV, 11), celle de la révolution. Une idée romantique, aussi, pour qui désir de révolution et désir de poésie ne faisaient qu’un.
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Cité par Laurent Jenny, Je suis la révolution, Belin, 2008, p. 5.
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Ibid.
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Ibid., p. 212.
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Jonathan Culler, Theory of the Lyric, Harvard University Press, 2015.