Quinze mille ans avant notre ère, à un ou deux siècles près, les peintres d’Altamira ont utilisé l’hématite et les bosses de la paroi pour représenter un troupeau de bisons au fond d’une grotte sombre. Ici commence l’histoire de la teinte rouge qui est, nous dit Michel Pastoureau, la couleur par excellence, synonyme dans diverses langues de lumière et de beauté. Ainsi, l’esplanade de Moscou s’appelle « place Rouge » non à cause de la couleur brique des bâtiments mais parce que c’est la plus belle place de la ville.
Michel Pastoureau, Rouge. Histoire d’une couleur. Seuil, 212 p., 39 €
Le livre suit dans ses grandes lignes un tracé chronologique, de l’Antiquité au XVIIIe siècle, et un bref aperçu sur le présent. Intéressante de bout en bout sous la plume alerte de Michel Pastoureau, la quête est semée d’embûches, documentaires, méthodologiques, épistémologiques, souligne-t-il prudemment à l’ouverture. Bien sûr, chaque lecteur aura en tête mille autres usages du rouge dans notre histoire culturelle, mille références littéraires, mais comment reprocher à l’auteur de ne pas épuiser le sujet ? Deux cents pages, autant d’illustrations, c’est beaucoup et c’est peu pour évoquer toutes les nuances de cette longue histoire. Les notes regroupées à la fin du volume, maquette clean oblige, à deux mois de Noël, augmentent le récit d’une érudition légère qui mérite le détour.
Avant même d’orner les murs, la couleur s’appliquait sur le corps humain : « En ces temps reculés, hommes et femmes se signalent, se protègent et s’embellissent déjà en rouge. » Franchissons quelques millénaires, et les Égyptiens inventent toute une gamme de rouges en transformant des matières animales ou végétales – garance, kermès, pourpre, carthame, henné – en pigment. Couleur du désert brûlé par le soleil, du sang, du feu, du vin, de la chevelure de Seth, le meurtrier d’Osiris, elle est tour à tour symbole de vie ou de mort. « Tantôt pur tantôt impur, tantôt sacré tantôt tabou, le sang peut être salvateur et fécondant comme il peut être périlleux ou mortifère. » Les rites sacrificiels, du Néolithique à l’Ancien Testament, tentent par la mise à mort d’une victime de s’approprier ses vertus vivifiantes. Les teintes les plus en vogue, comme le cinabre, sont aussi des poisons violents.
De la peinture grecque ou romaine, il reste peu de traces, mais deux grands témoignages, la céramique, et l’Histoire naturelle de Pline, qui pose autant d’énigmes lexicales qu’elle en résout. Outre qu’il confond les pigments, Pline parle en idéologue conservateur plutôt qu’en esthète, pour lui « le beau, le digne, le vertueux, c’est l’ancien ». Son Histoire reste pourtant riche d’informations, sur les matières et leur prix, leur usage, leur provenance. La meilleure orseille ou rocella vient des îles Canarie, Sinope en Asie Mineure donnera son nom à un pigment. De la poterie, on passe aux ateliers de teinturiers : à la fin de la République, un collegium tinctorium les répartit en six catégories d’artisans selon les bases de rouge qu’ils emploient. La plus prestigieuse de toutes, la pourpre romaine, est produite par le suc de plusieurs coquillages. Dans les demeures patriciennes, sur les armes, ornements funéraires, bijoux, fards, remèdes, la couleur rouge a la primauté sur les autres, à la fois dangereuse et fondatrice, comme lorsqu’elle entraîne à « franchir le Rubicon ».
Chez les Anciens, les couleurs sont rarement détachées de leur support matériel. Mais au XIIe siècle, quand s’imposent en Occident le système des couleurs liturgiques, les armoiries, la langue du blason, elles prennent plus d’autonomie et développent leur valeur symbolique. Sur la bannière et les armes de l’Église, couleur du sang du Christ, le rouge devient la couleur du pouvoir. La chlamyde du pape, celle de Charlemagne lors de son couronnement, le manteau de soie brodé d’or de Roger II de Sicile, sont rouges. La couleur héraldique de gueules dont on ignore l’exacte étymologie l’emporte dans l’aristocratie féodale sur les or et argent, azur, sable ou sinople. La robe rouge des juges aux enterrements royaux rappelle que les souverains meurent mais que la justice est immortelle. C’est aussi la couleur de l’amour, mystique ou charnel, dans les romans de chevalerie, les trois gouttes de sang sur la neige qui éveillent la conscience de Perceval.
Cependant, l’association du rouge et du noir passe pour infernale dans les évocations de l’Apocalypse ou sur les premières tables des joueurs d’échecs. Ou l’association du rouge et du jaune, couleur de la trahison, dans les portraits de Judas, « l’homme roux », comme Caïn, Ganelon, le fourbe Renart. Et Pastoureau d’évoquer tous les usages négatifs du rouge dans le lexique de la honte et des sanctions : de l’encre raturant les copies d’écolier aux listes rouges ou autres interdits bancaires, en passant par les insignes infamants, bourreau, boucher, lépreux, ivrogne, forçat, juif et musulman. Flamboyante, ostentatoire, coûteuse, impudique, la teinte rouge attire la méfiance puis les foudres des réformateurs protestants, évoquant à la fois la faute et le châtiment : « Le chromoclasme va ici de pair avec l’iconoclame. » La palette liturgique fait place au blanc, au noir, au gris. Le rouge, couleur de la Rome papiste, est particulièrement visé.
Heureusement, les peintres ne cèdent pas tous aux décrets calvinistes. Ils nous valent quelques splendides exemples, de Rubens, « zélateur somptueux de toutes les nuances du rouge », à Georges de La Tour, qui les illumine par des jeux de clair-obscur. La littérature populaire lui garde aussi son attachement. Dans les plus anciennes versions du conte de Perrault, c’est la petite robe de laine rouge offerte par son père qui sauve la fillette des loups affamés. En fait, souligne Pastoureau, quels que soient les protagonistes, c’est l’organisation des pôles chromatiques qui compte dans les narrations, et non la valeur symbolique attachée à telle ou telle teinte : le rouge ne prend tout son sens « que pour autant qu’il est associé ou opposé à une ou plusieurs autres couleurs ».
Sur le spectre d’Isaac Newton, qui remplace le vieux classement d’Aristote, le rouge n’occupe plus le centre de l’échelle chromatique mais se voit relégué à une de ses extrémités. La suite confirme son déclin en Europe au profit des teintes pastel, même s’il profite lui aussi des progrès techniques. « Le siècle des Lumières est un grand siècle du bleu, pas du rouge. » Une nouvelle teinte reçoit un nom et une place dans la gamme, le rose, mis à la mode par l’ameublement Pompadour. Le dernier chapitre, « Une couleur dangereuse ? », voyage depuis l’habit rouge de Mozart jusqu’à nos jours, de fêtes galantes en bordels. Bonnets révolutionnaires, drapeaux tricolores, voitures de pompiers, pantalons garance, portrait de Lénine, parades maoïstes, Khmers rouges, panneaux routiers, défilent à vive allure, encadrant la Goulue et Marylin. Le lien entre la couleur rouge et les groupes politiques de gauche et d’extrême gauche a renvoyé au second plan ses autres champs symboliques, s’indigne Pastoureau, « l’enfance, l’amour, la passion, la beauté, le plaisir, l’érotisme, le pouvoir et même la justice. Tout un courant de pensée a confisqué à son seul usage son rôle d’emblème ou de symbole ». Dernière image à garder sur la rétine, seule marque de spiritualité dans l’éparpillement violent de notre univers, le No. 16 (red brown and black) de Rothko.