Dans Un roman d’Allemagne, Régine Robin revient avec toute sa perspicacité et sa sensibilité sur une thématique qu’elle avait traitée avec son érudition et son énergie coutumières dans Berlin chantiers, à savoir la mémoire allemande prise entre national-socialisme et « Wiedergutmachung » (réparation), comme on disait en RFA , la partie occidentale de l’Allemagne. Le livre de Régine Robin porte essentiellement sur la RDA, cette partie de l’Allemagne anciennement occupée par l’Union soviétique et pour laquelle la question de la réparation ne se posait pas, préservée qu’elle prétendait être de toute « culpabilité » du fait de sa nature socialiste.
Régine Robin, Un roman d’Allemagne. Stock, 298 p., 19 €.
Largement autobiographique, issu pour une grande part de son destin personnel de rescapée, ce livre est édifié sur le « trébuchement « de la mémoire allemande. Dans la moindre ville où résidait une victime du nazisme (juif, communiste, sinti, homosexuel, etc.), de petits pavés gravés en rappellent le souvenir. Régine Robin y situe sa propre mémoire, prise entre le yiddish, le français, sa langue maternelle, et l’allemand. Comme elle le dit elle-même, elle « a traversé plus de soixante-quinze ans des XXe-XXIe siècles, partagé les enthousiasmes de l’après-guerre et les désenchantements qui les ont suivis ; a vu les idéologies du siècle tourner, le communisme disparaître, se couvrir d’opprobre alors qu’il avait représenté l’horizon et le principe espérance au lendemain de la guerre ».
D’où les déambulations, les errances, les dénégations et les retournements berlinois qui habitent ces pages denses et précises. On voit surgir des personnages souvent inconnus et des itinéraires qui en disent long sur l’état de choses en RDA finissante et sur la façon d’aborder ce passé toujours présent. Il en surgit des inconnus qui auraient tout aussi bien pu prendre place dans l’Histoire, tels cette Eve et ce Peter que le mur séparera à jamais ou cette Eva Platz d’abord échouée à Cuba au lendemain de la Nuit de Cristal et qui, après être passée par l’Allemagne de l’Ouest, finit sa vie en RDA. Ce sont de multiples apparitions qui, toutes, ramènent à cette présence souterraine dans la mémoire de la terreur nazie ; ainsi la ligne S3 de la S-Bahn, ce chemin de fer intérieur qui dessert Berlin et passe par des lieux historiques comme le cimetière où est enterrée Rosa Luxemburg et qu’empruntèrent aussi deux tueurs de femmes de l’époque hitlérienne. L’anecdotique fait la substance de l’historique.
Régine Robin capte tous ces aspects de Berlin et les donne à voir avec toute la pesanteur de l’époque nazie, où le peuple était mêlé au crime, à celle de la RDA, paralysée par la stupidité de ses gouvernants. On se demande ce qu’avaient bien pu faire ces vieillards qu’elle croise dans les rues de Berlin ; peut-être l’un d’eux avait-il connu ce jeune musicien juif Konrad Latte qui avait, de planque en planque, pu survivre à Berlin, aidé entre autres par le pianiste Edwin Fischer ou comme Marie Jalowicz Simon une jeune juive, elle aussi cachée par des Berlinois. C’est, en effet, la Shoah qui est le fond de voix de ce livre, cette survie toujours miraculeuse où régnaient la terreur absolue et le crime absolu érigé en morale nationale. En RDA, où tous étaient antifascistes, surtout les anciens nazis, « on exalta la libération grâce aux Soviétiques et toutes les dates qui pouvaient s’y raccrocher, mais on occulta la spécificité du génocide des Juifs qui fut classé dans la même catégorie générique que toutes les autres victimes du fascisme ». Tel est bien le fond sur lequel s’édifie la conscience allemande, sur ce qui ne fut jamais commis encore et reste en filigrane irréparable.
Le parcours historique que ce livre reconstitue est décrit au travers des éléments les plus caractéristiques. L’ouvrage célèbre Grand-papa n’était pas un nazi, auquel le livre fait référence, le montre bien : personne, parmi les témoins interrogés, n’a participé en rien au génocide juif… À chaque instant Régine Robin s’est heurtée à cette dénégation de fond si nette et qui est de même nature que le consentement initial qui a rendu la Shoah possible [1]. Un roman d’Allemagne est une anthologie passionnante des tours et détours des exercices mémoriels au travers divers personnages qui ont eu un rôle politique ou littéraire.
« Nous sommes tous des Juifs allemands », conclut Régine Robin à l’issue de ce remarquable ensemble d’études qui touchent au cœur de la réalité de ce pays désormais réunifié et fort loin de ces passés [2].
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Cf. Patrice Loraux, Consentir, Le Genre Humain. Éditions du Seuil, nº 22, novembre 1990
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Voir Gérard Noiret, Poésie du monde. Berlin dans EaN n°20.