À l’Orangerie, l’Amérique anxieuse et indécise

À Paris, au musée de l’Orangerie, 46 œuvres de peintres américains mettent en évidence la diversité de leurs styles, leurs allures, une décennie complexe, contradictoire, créatrice.


Exposition La peinture américaine des années 1930. « The Age of Anxiety ». Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, Paris 1er, 12 octobre 2016 – 30 janvier 2017.

Catalogue de l’exposition, sous la direction de Judith A. Barter, Hazan-Musée de l’Orangerie, 204 p., 39 €


Le 29 octobre 1929, la Bourse de New York s’effondre. Dans les États-Unis, la Grande Dépression s’étend : l’insécurité économique, l’endettement, le chômage, les troubles sociaux. Une génération d’Américains perd l’emploi, la maison, la dignité. La foi dans le progrès est ébranlée. La période est instable. L’Amérique est anxieuse, sombre, indécise, tourmentée. Elle doute de sa propre identité ; perplexe, elle s’interroge, irrésolue, exaspérée.

Ainsi, les peintres et les critiques d’art des États-Unis sont confrontés à la Grande dépression et aux illusions perdues. Mais ils luttent. Sous des aspects différents, ces artistes suggèrent une « scène américaine » ; ils vont exprimer et traduire les abords divergents du grand rêve américain qui est tantôt agressé, tantôt exaspéré. Les recherches sont confuses, parfois contradictoires et conflictuelles. Se mêlent beaucoup de souffrance et une inventivité intense.

La peinture américaine des années 1930 : « The Age of Anxiety », Musée de l’Orangerie, 12 octobre 2016-30 janvier 2017

Swing Music (Louis Armstrong) de Arthur Dove (1938) © The Art Institute of Chicago

En 1930, Grant Wood (1891-1942) peint deux personnages austères, un couple sévère : le fermier avec sa fourche et son épouse ascétique ; le tableau s’intitule American Gothic. Cette toile, icône suprême de l’art américain, est ici exposée pour la première fois en Europe. Wood appartient au mouvement régionaliste du Mid-West. Il pratique des détails minutieux et se rapproche des Primitifs flamands. Derrière le couple, le bâtiment agricole blanc de style Gothic Revival se dresse ; cette ferme serait dans l’Iowa. Simples, traditionnalistes, ces fermiers se situent dans un monde ancien. Dans un essai, Revolt Against City (1935), Wood choisit une tradition utopiste et pastorale ; il admire le conservatisme du Middle West comme une vertu, comme une probité… Wood va peindre une plantation de maïs (Young Corn, 1931) ; il note : « L’Héritage enraciné est fait des rythmes des collines, des cycles des cultures, du mystère des saisons »… Dans cette pastorale, dans le retour à la terre, surgiraient les habitants durs à la tâche, religieux, puritains, les régisseurs d’une région paisible… Grant Wood, Thomas Hart Benton (1889-1975), Marvin Cone (1891-1965) évoquent les courbes de la terre, une relation des humains et de la nature, une ruralité idyllique…

Ou bien Georgia O’Keefe (1887-1986), née dans le Wisconsin, peint à Chicago, puis à New York. En 1930, elle va au Nouveau-Mexique, elle y trouve des objets pour créer ses compositions ; en 1931, son tableau s’intitule Cow’s Skull with Calico Roses. Georgia O’Keefe peint une étrange nature morte un emblème énigmatique ; elle se sent alors proche du surréalisme.

Peintre et théoricien, Stuart Davis (1892-1964) expose dès 1913 ses œuvres à l’Armory Show de New York. À son premier séjour à Paris (1928), il est fasciné par le fauvisme et le cubisme. En 1930, il considère les artistes américains comme de « Rembrandt-Américains, Renoir-Américains, Picasso-Américains ». Il peint New York-Paris N° 3 (1931) ; son titre associe l’égalité des deux cités. Davis et d’autres créateurs défendent un « internationalisme nationalisé » et un modernisme souple. Et Davis précise : « Dans la mesure où nus vivons aux États-Unis et peignons ici, nous sommes avant tout américains »…

La peinture américaine des années 1930 : « The Age of Anxiety », Musée de l’Orangerie, 12 octobre 2016-30 janvier 2017

American Gothic de Grant Wood (1930) © The Art institute of Chicago

Le 8 novembre 1932, Franklin Roosevelt est élu président des États-Unis. Via des agences d’État, de nombreux programmes organisent et financent de grands travaux agricoles et industriels ; ils emploient des centaines de milliers de personnes. En décembre 1933, la création du Public Works of Art Project (PWAP) veut embellir les bâtiments publics (les bureaux de poste par exemple), avec de 1933 à 1943, plus de 4000 fresques. Les artistes ont peint des scènes d’histoire locale, des héros, des paysages ; ils imaginent des récits sur le progrès du pays. Par exemple, Grant Wood évoque un épisode légendaire du début de la Guerre d’Indépendance des États-Unis : l’appel aux armes contre les Anglais en avril 1775… Ou bien l’artiste afro-américain Aaron Douglas (1899-1979) est l’un des chefs de file du cercle appelé Harlem Renaissance ; il peint en 1936 Aspiration ; il représente trois silhouettes qui sont libérées des chaînes de l’esclavage ; ces trois Afro-Américains tiennent un compas, l’équerre, une cornue, un livre ; ils contemplent l’avenir d’une ville industrielle ; ils contribuent à l’avancée des sciences, au progrès de l’Amérique ; Aaron Douglas tisse l’histoire des Afro-Américains, les sculptures africaines qu’il perçoit, des fresques de l’Égypte ancienne, l’abstraction géométrique, une palette de mauves, de bleus, de jaunes…

Parfois, les peintres américains proposent d’étranges autoportraits. Telle œuvre de Walt Kuhn (1877-1949) s’intitule Portrait of the Artist as a Clown (Kansas) ; il est un Pierrot triste, irrité, inquiétant ; il a aussi dirigé des revues de music-hall ou des numéros de cirque… En 1935, Ivan Albright (1897-1983) a 38 ans ; dans son Self-Portrait, il se représente âgé de 90 ans, vêtu d’un smoking et d’une chemise sale ; il lève un verre d’alcool de sa main gauche boursouflée ; il est très ridé, raviné ; ses cheveux gris sont hirsutes ; sa peau est marbrée de tâches blêmes et de boutons rouges ; Albright a, dans la Première Guerre mondiale, exercé la fonction de dessinateur médical en France, à l’hôpital américain de Nantes ; il a rempli huit carnets de croquis qui montrent les os fracassés des blessés, leur « gueules cassées », leurs visages tordus… Ainsi certains autoportraits sont tragiques, désespérés. Ivan Allbright prononce : « Le corps est notre tombeau. » En 1931, dans le film Frankenstein, Boris Karloff est le monstre à la « pâleur d’un cadavre gris » ; le monstre exerce une « fascination lugubre ».

La peinture américaine des années 1930 : « The Age of Anxiety », Musée de l’Orangerie, 12 octobre 2016-30 janvier 2017

Red Hills with Flowers de Georgia O’Keefe (1937) © The Art Institute of Chicago © Georgia O’Keeffe Museum / ADAGP Paris 2016

Sarah L. Burns (historienne de l’art, professeur émérite de l’Indiana University) étudie la dépression américaine des années 1930, la violence, la terreur, la peur de l’avenir, des visions pessimistes du paysage social, la « sauvagerie ». Le kidnapping et le meurtre du fils du célèbre aviateur Charles Lindbergh, les lynchages et les pendaisons, les règlements de compte des gangs deviennent un « triste spectacle ». Le pays est parfois comparé à l’Allemagne d’Adolf Hitler avec ses hommes de mains…

Alors l’épuisement, l’excitation sont montrés dans des films, dans des photos, dans des tableaux ; Philip Evergood peint des danseurs vingt-quatre heures par jour pendant des semaines : Dance Marathon (1934) ; le marathon est cruel comme une corrida… Ou bien Grant Wood représente les accidents des automobiles : Death on the Ridge Road (1935) : La Mort sur la route de la crête ; tu perçois les poteaux qui sont des croix dangereuses. Ou encore Peter Blume (1906-1992) réalise une allégorie antifasciste composite (1934-1937) lorsque la tête énorme verte de Mussolini jaillit près des colonnes du forum de Rome. Ou aussi O. Louis Gugliemi (1906-1956) représente en 1938 le pont de Brooklyn qui aurait été bombardé.

En 1939, Edward Hopper (1912-1956) peint ce tableau mélancolique et mystérieux : New York Movie (Cinéma à New York). André Breton contemple cette œuvre de Hopper ; il suggère un espace énigmatique et onirique : « Le belle jeune femme, perdue dans un rêve au-delà des événements qui déconcertent les gens, la colonne très mythologique, les trois lumières (…) semblent chargées d’une signification symbolique qui tente de s’échapper par l’escalier encadré par un rideau. » Mais qui monte ou descend sur l’escalier étroit ? Et qui se cache ?

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