Le problème à trois corps appartient incontestablement au genre de la hard science-fiction, la vraisemblance du récit y étant soumise à l’état actuel de la physique. Pour autant, le livre reste parfaitement lisible pour le profane. Les questions scientifiques y deviennent un puissant moteur narratif, créant une vraie étrangeté poétique, à coup de soleils brûlants ou trop lointains et de protons déployés en deux dimensions à l’échelle d’une planète.
Liu Cixin, Le problème à trois corps. Trad. du chinois par Gwennaël Gaffric. Actes Sud, coll. « Exofictions », 432 p., 23 €
Le roman de Liu Cixin commence en 1967, pendant la Révolution culturelle. « La théorie de la relativité […] représente les intérêts de la classe bourgeoise ! », affirme un personnage de garde rouge. Toute la question posée par le livre se trouve là : la science ne pouvant exister dans un monde absurde – du fait du totalitarisme, de l’avidité commerciale ou d’un proton intelligent et fourbe – et la société humaine ne pouvant évoluer sans science véritable, l’humanité pourra-t-elle triompher des forces de la déraison, intérieures et extérieures ? Saura-t-elle relever, par la logique et l’inventivité, le défi qui lui est lancé ? Sur ces thèmes, Liu Cixin a écrit un roman très réussi, parvenant à la fois à représenter des théories scientifiques complexes, à questionner ce qui fait notre humanité et à maintenir un fort intérêt dramatique.
Le premier chapitre, intitulé « Les années de folie », s’ouvre sur une courte scène d’affrontement armé, conclue par la mort d’une jeune fille brandissant un étendard et criant des slogans révolutionnaires au sommet d’un immeuble. D’emblée, le lecteur non spécialiste de la Révolution culturelle se trouve déstabilisé, sa logique vacille : les deux camps qui se combattent sont formés de gardes rouges, de deux factions différentes. Cette scène inaugurale va surplomber implicitement le roman, comme une illustration des dangers de l’idéalisme et de la division. Plus tard, une organisation secrète dans laquelle est impliquée Ye Wenjie, la sœur de la jeune fille tuée, se déchirera aussi entre factions « adventiste » et « rédemptoriste », le but de cette organisation apparaissant après coup aussi aberrant que la Révolution culturelle.
Plusieurs années après, un très beau passage montrera ce que sont devenues les jeunes filles qui ont lynché, lors d’une séance de critique publique, le père de Ye Wenjie, le professeur Ye Zhetai. Le sort de ces jeunes filles confirme le caractère d’impasse de la Révolution culturelle, mais contamine également la société qui lui a fait suite ; cette société non plus n’a pas d’issue, elle apparaît aussi comme inhumaine. Liu Cixin insère donc la science-fiction dans la politique et l’Histoire, même si ce ne sont pas là ses sujets principaux.
Après les premières pages, le récit rejoint rapidement l’époque contemporaine. L’auteur situe l’action du livre l’année suivant sa publication originale, soit en 2007, ce qui aujourd’hui crée l’impression étrange de lire, non un roman d’anticipation, mais l’histoire d’événements passés tenus secrets : le récit y gagne un curieux effet de réel. Comme ce livre n’est que le premier tome d’une trilogie pas encore intégralement traduite en français, on ne sait si cette impression tiendra jusqu’au bout, ce qui renforce le sentiment d’incertitude, de réalisme et de décalage mêlés.
Il serait dommage de dévoiler l’intrigue principale, Le problème à trois corps jouant pleinement de cette caractéristique propre aux romans de science-fiction qui fait que, souvent, le lecteur découvre en même temps que les personnages un monde ou des événements mystérieux dont la vérité ne se dévoile que peu à peu. Ici, cette part d’enquête est redoublée par le rationalisme scientifique de protagonistes qui tentent de comprendre des phénomènes aberrants. On recommandera donc de ne pas lire la quatrième de couverture, qui révèle toute l’action des trois cents premières pages.
On peut quand même annoncer que les personnages prennent conscience, par contrecoup, que « toute l’histoire humaine est une chance. Depuis l’âge de pierre jusqu’à nos jours, elle a eu le bonheur de ne jamais connaître de chamboulements majeurs », alors qu’« une puissance inimaginable est en train d’assassiner la science ». « Était-il possible que la stabilité et l’ordre du monde ne soient qu’un état d’équilibre éphémère dans un coin de l’univers ? », se demande le professeur Wang Miao, spécialiste des nanomatériaux et photographe amateur, lorsque ses photos se mettent à lui échapper, de brillants scientifiques à se suicider, et le fonds diffus cosmologique, « seules braises restantes du grand feu de la Genèse », à clignoter.
Pour répondre à cette question, il se plonge dans un jeu vidéo inhabituel où il croise des personnalités de différentes époques, qui sont toutes des figures de l’ordre – politique, à travers des rois et des empereurs de la Chine médiévale, le pape Grégoire, le secrétaire général des Nations unies ; ou scientifique, avec Galilée, Léonard de Vinci et Newton. Ces personnages essaient de rendre vivable un monde au climat chaotique. Cela donne lieu à des passages comiques, par exemple quand l’ordinateur est réinventé grâce à une armée humaine formant une carte mère de trente-six kilomètres carrés. Mais c’est surtout l’occasion de montrer la force poétique du mouvement des astres, comme lorsqu’un titanesque soleil se lève sur la planète du jeu : « Le cavalier était suivi d’un troupeau de vaches et de chevaux dont les corps en feu firent penser à un gigantesque tapis brodé de flammes glissant sur le sol. La moitié seulement de l’immense soleil avait émergé de la ligne d’horizon, mais il occupait déjà la plus grande partie du ciel. La terre paraissait s’affaisser lentement le long d’une énorme et éblouissante muraille. »
D’autres phénomènes scientifiques deviennent des matériaux du récit : la manière paradoxale de neutraliser une bombe nucléaire, l’utilisation des nanomatériaux comme « poignards volants », en une actualisation des films de sabres et de ninjas, ou « le problème à trois corps » que cherche à résoudre le mathématicien paresseux et surdoué Wei Cheng.
Inversant la perspective, la fin du livre souligne l’enchaînement des causes et des effets et suggère les conséquences indirectes à long terme du totalitarisme, de l’insensibilité et du déni de la raison. Le roman n’est pas dépourvu de meurtres et de complots, mais il vaut surtout par la capacité de Liu Cixin de faire de la science une véritable matière romanesque, de la mêler à notre imaginaire, aux grandes interrogations comme aux émotions, à la poésie comme à la nostalgie. Wang Miao et l’irritant et rusé commissaire Shi Qiang inventeront-ils de nouvelles fonctions aux « poignards volants » ? Ye Wenjie connaîtra-t-elle enfin l’apaisement ? Le désinvolte Wei Cheng trouvera-t-il la solution du « problème à trois corps » ? Vous le saurez (sans doute) en lisant les deux livres à venir de la trilogie.