Jack London n’est pas que l’auteur de romans d’aventure. Linda Lê préfère l’œuvre de l’écrivain-reporter du Peuple de l’abîme, un livre qu’elle conçoit comme une « nef fraternelle accueillant à son bord des éclopés de l’existence ».
J’aurais pu revenir sur mes lectures successives de Martin Eden, ce frère de Jude l’Obscur, le personnage de Thomas Hardy si avide de connaissances. Ce ne sera cependant pas le fameux aspirant écrivain que j’évoquerai. Ce ne sera pas non plus le Jack London répondant à « l’appel de la forêt », dont le souvenir se confond avec celui de certains héros de Hermann Hesse ou de Knut Hamsun. Étonnamment, quand je repense aux textes du « vagabond des étoiles » lus autrefois, celui qui m’apparaît comme une véritable nef fraternelle accueillant à son bord des éclopés de l’existence, c’est ce livre de reportage intitulé The People of the Abyss (« Le Peuple d’en bas »).
Comme, plus tard, Albert Londres se rendant dans des maisons de fous, Stig Dagerman partant visiter les survivants de la Seconde Guerre mondiale dans les villes allemandes en ruine, Jack London, en cette année 1902, se fait reporter et descend dans les bas-fonds londoniens pour en rapporter un témoignage sur les luttes quotidiennes de certains habitants de l’East End qui n’étaient pas loin d’être des damnés de la terre.
Quarante ans après, en 1941, en réalisant ce si merveilleux film qu’est Les Voyages de Sullivan, en racontant comment un metteur en scène à succès d’Hollywood décide de se déguiser en clochard et de se mêler à la foule des miséreux pour connaître « la vraie vie », Preston Sturges s’était peut-être rappelé les aventures que vécut Jack London quand il se proposa de « plonger, corps et âme, dans l’East End de Londres », explorant des quartiers sordides, côtoyant d’innombrables crève-la-faim, dont il devait faire le portrait.
Lui qui, dans sa jeunesse, avait longtemps tiré le diable par la queue, n’était pas en territoire inconnu, et c’est avec un mélange de révolte, de sympathie et de stupéfaction devant ces tableaux humains, trop humains, qu’il allait mener à son terme ce qui est bien plus qu’un reportage : une odyssée moderne au pays de la pauvreté. George Orwell, dans les années trente, marchera sur ses traces en écrivant un autre récit saisissant sur la « débine » : ce sera Down and Out in Paris and London (« Dans la dèche à Paris et à Londres »).
Linda Lê