Marie Desplechin a été marquée à l’adolescence par la lecture de Martin Eden. Elle confie, plutôt que cette expérience strictement personnelle, comment les livres de cet écrivain passent de lecteur en lecteur, jusqu’à son plus jeune fils.
De Jack London, je me souviens d’avoir lu à l’adolescence Martin Eden. J’ai presque tout oublié de cette lecture, restent quelques puissantes images et un grand sentiment d’enthousiasme. Il n’y a pas tant de romans lus à cette époque qui m’aient fait une si forte impression. Je ne crois pas l’avoir relu, pas passé vingt ans en tout cas.
Dans les années qui ont suivi, j’ai souvent recroisé Jack London, moins parce que je désirais le lire que parce qu’autour de moi on le lisait. Un ami cinéaste rêvait d’adapter Construire un feu, des amis militants partageaient Le talon de fer, une collégienne devait étudier Croc Blanc (que j’ai fini par lui lire à haute voix)… Enfin, quand je m’y suis intéressée, j’ai lu ses articles et ses textes sur les boxeurs et la boxe.
Le souvenir le plus joli que j’en ai est celui-ci. Dans son adolescence, mon plus jeune fils lisait peu de romans, mais chacun avec une attention, une implication, extraordinaires. Martin Eden lui avait été offert en cadeau par un membre de ma famille, et j’avais été heureuse de penser qu’il le lirait à son tour. L’effet sur lui était très comparable à celui qu’il avait eu sur moi, et Martin Eden a pris une grande importance dans nos conversations pendant quelques semaines. Il a cherché et lu Le vagabond des étoiles, et de mon côté je lui ai donné un livre de photos (London était photogénique), et j’ai commandé la biographie de Jennifer Lesieur. Il en a lu le tiers et m’a rendu le livre. « Je l’aime trop pour lire ça, m’a-t-il dit. Ça me rend triste. Je ne veux pas le détester. »
Je lui ai proposé d’assurer le relais, de prendre London en charge en quelque sorte, à sa place. Je pouvais lire la biographie. J’étais assez vieille pour faire la part des choses, rendre un contexte, ordonner des raisons, et garantir notre amour pour Jack London, sa vie courte et flamboyante, en dépit du racisme, du suprématisme, de l’égoïsme.
Il y a de multiples conclusions à tirer de cette anecdote, sur les livres et leurs auteurs, et leurs lecteurs. Mais elle se suffit peut-être.
Marie Desplechin