Pour Éric Vuillard, deux courts textes éclairent la conception qu’eut Jack London de son « métier » d’écrivain. L’un où il s’agit de « construire un feu ». L’autre où il faut « se faire imprimer ».
Jack London n’est pas une lecture d’enfance. Je n’ai lu aucun de ses grands romans à l’âge où l’on rêve d’aventures. Je me fichais totalement des trappeurs, de la grande nuit polaire. Une autre réalité, plus proche, me semblait plus enivrante. J’y suis venu sur le tard, par un tout petit récit : Construire un feu. Dans ce texte très court, il y a seulement un homme, un chien et le froid. La température baisse au-dessous de cinquante degrés. Nous sommes dans le Klondike. Les ruisseaux sont gelés jusqu’au fond, mais il existe des sources jaillissant près des berges qui même par les plus grands froids ne gèlent jamais. Soudain, traversant un ruisseau de glace, l’homme s’enfonce jusqu’à mi-mollets. Ses chaussures sont trempées. A cette température, sa seule chance de survivre est alors de « construire un feu ». Cette expression même, « to build a fire », construire, inscrit jusque dans le langage la visée concrète, matérialiste, de l’œuvre de Jack London. Construire un feu est une tâche implacable, car lorsqu’il fait ce froid-là, on ne peut s’y reprendre à deux fois, pas plus qu’on ne peut vivre deux fois sa vie. Et le récit de London est aussi intraitable que la matière : l’homme a construit son feu sous un arbre chargé de neige, que la chaleur fait fondre ; la neige tombe et le feu s’éteint. On ne négocie pas avec le froid, on ne compose pas avec les lois de la nature, elles sont indifférentes à nos tourments.
Mais le matérialisme de London ne se résume pas à une lutte avec les éléments. Dans Martin Eden, l’un de ses plus célèbres romans, ce sont les lois sociales qui montrent leurs crocs. Franchir l’abîme qui sépare les classes est une aventure comparable à construire un feu dans le grand Nord. Et les deux récits, l’équipée dans le Klondike comme la carrière de Martin Eden, se terminent par la mort. La distance qui sépare Martin, le soutier, de Ruth, la jeune patricienne, est aussi difficile à parcourir qu’il est chimérique de saisir une allumette avec les doigts gelés.
Lorsque Jack London évoque la littérature, il en parle toujours comme d’un métier. Son éducation, il la fit à la bibliothèque publique d’Oakland. « Mon instruction a été uniquement populaire » écrit-il. « La pauvreté m’a stimulé. J’ai eu la très grande chance d’éviter que la pauvreté ne me détruise. » « Je n’ai bénéficié d’aucune aide ni d’aucun conseil d’ordre littéraire. » « Je ne connaissais personne qui ait jamais publié une ligne ; personne à part moi, qui ait jamais essayé d’écrire quoi que ce fût. »
Dans Se faire imprimer, petit texte donné à un magazine en 1903, les mots ont un prix. On publie une nouvelle dans un magazine et en échange on reçoit quelques dollars. London a besoin d’argent pour nourrir sa famille, payer son loyer. Il veut vendre des mots. Il n’a pas les moyens d’attendre l’inspiration, il faut placer une nouvelle, un poème, n’importe quoi dans un journal. La grandeur viendra en surcroît. Dans un texte important, Le paradoxe de l’écrivain, il brosse une histoire de la littérature en quelques lignes ; il évoque la grandeur athénienne, le spectacle remarquable d’une élite cultivée, mais il nous rappelle que chaque Athénien était juché sur les épaules de dix esclaves, et que de nos jours c’est le grand nombre qui juge la littérature, ce qui en modifie profondément les conditions. Cela n’est pas trivial. Le paradoxe de l’écrivain moderne, de celui qui vit de sa plume, de sa production, c’est de parvenir « à faire chanter sa machine à écrire ». London a cette phrase tragique : « Le peuple pris dans son ensemble se partage entre le grand nombre et un petit nombre de gens ; le pain et la gloire ont divorcé ; et là où l’écrivain rêvait de servir un seul maître, il en trouve deux. »
Ce paradoxe a des conséquences dans l’œuvre de London. Le grand nombre réclame des romans qui lui ressemblent, il ne veut pas d’un réel entre guillemets, il n’a pas besoin d’une littérature qui se voit de loin, selon l’expression mordante de Roland Barthes. Et c’est ce que Jack London va tenter : écrire des livres où l’on roule ses cigarettes, où il est question de lessive, de loyer, de trimard. Et le style se pliera à la réalité, il sera à l’avenant.
Et cependant, il existe des liens entre la prose de London et le style du grand écrivain Herman Melville. On reconnaît un même ton sociable, tourné vers le lecteur comme vers un camarade, une jeunesse intrépide, optimiste. L’argent, le travail, le goût du vagabondage apparaissent dès les premières lignes de Moby Dick, et ce seront aussi les aliments essentiels de l’œuvre de Jack London. C’est une jeunesse américaine, démocrate qui, par la prose de Melville, entre sur la scène littéraire, et que London incarne à son tour.
Cent ans après sa mort, nous lisons ses livres et voici qu’il est en Pléiade. Il a donc bien fait de troquer la pelle à charbon contre la machine à écrire. Sa simplicité et son matérialisme ont certainement quelque chose d’universel pour avoir survécu si longtemps aux conditions qui les ont vu naître. Ainsi, l’homme de la rue, Jack London, le vagabond du rail, est parvenu à devenir un auteur célèbre et à laisser un nom dans l’histoire des hommes. Mais cela aussi a un prix, comme les mots qu’achètent les rédacteurs en chef des magazines, cela aussi est impitoyable, comme le froid, et Jack London s’éteindra, à bout de force, à l’âge de quarante ans. C’est ce qu’il en coûte d’avoir voulu tenir ensemble le pain et la gloire.
Éric Vuillard