Moris Farhi naît en 1935 à Ankara et quitte la Turquie à l’âge de vingt ans. Effectuant, tout d’abord des études à l’Académie royale d’art dramatique, il devient romancier, poète et auteur de scénarios. Les éditions Bleu autour ont déjà publié de lui un recueil de poèmes : Cantates des deux continents.
Moris Farhi, Les enfants du Romanestan. Trad. de l’anglais par Marie Chard-Hutchinson et Agnès Chevallier. Bleu autour, 448 p., 24 €
Moris Farhi, avec Les enfants du Romanestan, n’hésite pas à entrainer son lecteur dans une véritable épopée tzigane. L’auteur connaît bien la culture rom. À Ankara, dans son enfance, il fréquenta la communauté et lutta même avec un ours ! Il effectua ensuite plusieurs voyages en Bosnie, en Macédoine, et devint « frère de sang » d’un chef de clan. Ce récit embrasse une bonne partie du siècle : le personnage naît dans le camp d’Auschwitz-Birkenau dont on parvient à l’exfiltrer ; puis, plus tard, il traversera la Yougoslavie titiste et la guerre qui la fera éclater, en passant par la Camargue, avec les cérémonies des Saintes-Maries-de-la-Mer.
Le plus important, toutefois, réside dans l’élan mythique impressionnant qui porte l’ouvrage. En effet, le personnage principal, Branko, est distingué, dès sa naissance, comme celui qui récupérera la Bible des Roms. Elle fut perdue, jadis, car écrite sur des feuilles de chou… et mangée par un âne. Dieu, appelé « O Del », n’avait pas prévu la « Porajmos », le génocide tzigane perpétré par les nazis : « il est aussi naïf que son peuple ». Alors, « O Del fit descendre le livre et le grava sur la cendre qui avait recouvert Birkenau ». Un devin, avant de mourir, a le temps de déchiffrer le texte et de le retranscrire. Les pluies conduisent les cendres et les écrits dans un étang noir, « une eau maudite » qui « porte à jamais la trace de l’incinération : grise ici, grisâtre là, et au milieu des pointillés de cendres ». Il faut plonger profondément dans l’eau glacée pour recueillir les vestiges manuscrits. Par bonheur, une créature fantastique, qui n’est autre que la figure du devin ressuscité, lui apporte son concours. Ainsi, en dépit de l’affirmation qui veut qu’il existe « soixante-douze religions et demie au monde, dont seule la demie appartient aux Tziganes », un Livre saint leur est propre.
Cette Bible, dont on prend connaissance à la fin de chaque chapitre, modifie plus que sensiblement la tradition… La première femme d’Adam s’appelle Lilith mais elle est répudiée car le premier homme n’accepte pas l’égalité. Il pénètre alors dans le jardin d’Éden et mange le fruit défendu. Souffrant de solitude, il façonne lui-même Ève à partir de sa côte et l’asservit. O Del le chasse alors et prend pour compagne Lilith qui porte l’enfant d’Adam: « Et quand l’enfant, un garçon, naquit, d’un souffle il en fit son fils. Il l’appela Rom, qui signifie “L’Élu de Dieu”. Quand Rom eut grandi, O Del l’envoya de par le monde réparer les méfaits d’Adam ». Comme Adam s’est approprié le feu, Branko – nom intemporel du héros – conçoit une ruse pour approcher du volcan qui le recèle. Il fait construire un grand cheval de bois qui est offert à Adam et dans lequel il se cache. C’est également un Branko qui demande aux Roms de ne plus forger de clous pour empêcher la crucifixion de Jésus. Adam-César en trouvera tout de même trois, ce qui explique qu’un clou unique transperce les deux pieds du Christ. Branko parvient pourtant à transformer l’éponge de vinaigre « en doux narcotique ».
Il existe aussi un Branko qui s’aventure dans le labyrinthe du Minotaure, un autre qui joue de la flûte à Hamelin pour protéger les enfants de leurs cupides parents parjures et les conduire en Tansylvanie, en attendant de les emmener au Romanestan. On ne s’étonnera pas de rencontrer un Branko Osiris ni d’en voir un autre récupérer la rosée de la terre volée à Krishna et Kurma. Branko, nouvel Œdipe, retrouve aussi Jocastre et Laiüs cachés dans une grotte, avoue l’amour qu’il leur porte et terrasse les goules aux cents mains qui les menacent. Dieu, O Del, est même capable de repentance. Ayant ordonné à Abraham de sacrifier son fils, c’est le patriarche qui choisit de s’immoler lui-même. « Dieu en a le cœur brisé et reconnaît qu’il était impie de soumettre père et fils à une épreuve aussi perverse. » C’est, enfin, Tirésias qui laisse le dernier Branko pantois par sa prophétie : « Ta tâche sera de trouver le Livre, de rassembler ton peuple et de le conduire vers la Terre promise ».
Farhi, dont une bonne partie de la famille maternelle résidant à Salonique fut décimée par les nazis, rapproche, historiquement, les génocides mais aussi, fictionnellement, les destinées. Branko devient alors, à sa propre stupéfaction, un nouveau Moïse. Devenu adulte, il est vraiment bien peu préparé à cette tâche : il s’appelle Benedict, est devenu un citoyen suisse exemplaire, après avoir subi des traitements inhumains dans un pensionnat pour orphelins. Adopté par de bons parents, ayant réussi dans sa profession et dans l’armée de réserve, il se perçoit cependant comme « sans épaisseur ». Lorsqu’il visite le camp de concentration où il est né, il se voit comme « un homme déjà en grande partie mort ». Il décide alors de retrouver sa culture d’origine. Divers initiateurs vont l’y aider, tout particulièrement la belle Lumnia, devineresse, et quelques compagnons dont un ours sagace, « Patte-de-Miel ».
Acceptant sa mission, il parcourt les Balkans à la recherche de la Bible des Roms. Il comprend alors pourquoi il est stérile – le deuil de sa vie – car il doit engendrer un peuple. Morose et isolé, il devient fou, par instants, s’excusant en affirmant : « Comme si O Del Lui-même était sain d’esprit ! » Dieu est en tout cas précautionneux car, lorsque Branko, dans un élan de fureur, brûle le Texte saint, la voix d’O Del lui apprend qu’il en a fait faire une copie… Ce qui lui vaut cette réplique du prophète jaloux : « Putain, tu t’adresses aux autres maintenant », à laquelle fera suite : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Tout au long du roman, Branko est poursuivi par son double inversé, Leo. Il fut surveillant de l’orphelinat suisse Pro Juventute qui n’hésitait pas à infliger des électrochocs aux enfants pour améliorer leur comportement. Rom lui-même, il incarne, de bout en bout, la tentation de l’assimilation au monde des gadgé. Cependant, les Roms ne peuvent guère revendiquer « une Terre promise ». Ils ne vont pas chercher à s’infiltrer sur un territoire au risque d’essuyer le mépris mais fuir dans un ailleurs. Éparpillés dans le monde entier, chassés et discriminés, ils ne peuvent guère songer qu’à… l’océan !
Le talent de Farhi s’exprime dans un souffle narratif, volontiers épique et parfois truculent, qui parvient à fondre l’ensemble dans une narration vraiment captivante. Dans ce périple, un joyeux délire politico-mythique, bien enraciné néanmoins dans un cadre géographique, vient contrebalancer la cruauté de l’Histoire. L’auteur, toutefois, est sans illusions sur l’avenir des Roms. Dans ce roman vivant, bien traduit et plein de surprises, Farhi cherche à éveiller les consciences et à changer notre regard, avec une grande culture, une indéniable poésie et beaucoup d’humour.