Ce pourrait être un « corrido » une de ces chansons qui disent la gloire de quelque baron de la drogue, chef de cartel et seigneur en sa région. Ou bien un conte rouge et noir, relatant les errances de quelques êtres désignés par une fonction, un rôle ou un titre, le Gérant, l’Artiste ou le Dauphin. C’est un roman, singulier, à nul autre pareil, le royaume, le soleil et la mort en quoi tout se résume, de manière implacable, que celui de Yuri Herrera.
Yuri Herrera, Le royaume, le soleil et la mort : Trilogie de la frontière. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Laura Alcoba. Gallimard, 288 p., 23 €
La « Trilogie de la frontière », sous-titre du roman de Yuri Herrera, trouve ici sa fin. On avait lu Les travaux du royaume, puis Signes qui précéderont la fin du monde. La nouvelle édition réunit les deux premiers titres et leur adjoint La transmigration des corps. Les trois romans paraissent dans la traduction de Laura Alcoba, ce qui est une bonne chose : une seule traductrice (et écrivaine) maitrise l’univers aussi riche que complexe du romancier.
Les trois romans sont distincts ; on n’a pas été troublé par leur parution séparée et pourtant on apprécie la publication en trilogie. Ces romans sont comme trois moments, trois plongées dans le Mexique d’aujourd’hui. Un pays jamais nommé que l’on reconnaît par ce qu’on en sait, par ce qu’on en lit, par le mal ou le bien qui en est dit. Un pays dont certaines villes semblent en état de siège, telle Las Pericas, la ville dans laquelle a lieu la « transmigration des corps », un pays dont la frontière est un mur parfois si poreux qu’on ne sait plus se situer. Il suffit d’un pas pour entendre la voix rogue d’une brute en treillis vous jeter un « habituez-vous à vous mettre en rang ! » qui dit tout le mépris de certains Nord-Américains pour leurs voisins. À ce mépris répond la colère – la détestation ou la rage – telle qu’elle s’exprime dans le discours de Makina au policier, parlant au nom des « sombres », évoquant « les grassouillets, les sales, les tristes, les obèses, les anémiés », concluant sur un « Nous les barbares ». Ces barbares qui arrivent dans la Ville : « Les panneaux d’interdiction fourmillaient dans les rues, incitant les gens du pays à se sentir toujours protégés, sûrs d’eux, aimables, innocents, superbes, fragiles par moments mais toujours légers et débordants ; persuadés d’être issus de l’unique terre qui vaut la peine d’être connue. » Makina vient là pour ramener son frère. Il a pris la place d’un jeune Américain appelé à faire la guerre et il devait être payé par les parents de celui-ci, comme un mercenaire. Cette réalité, présentée de façon elliptique, fait pour partie la matière du deuxième tome.
L’argument de chacun des romans – nous n’en avons volontairement rien dit jusqu’ici – est assez simple. Les travaux du royaume pose des fondations. Le Roi se choisit un barde, un historiographe. C’est Lobo, qu’on appelle L’Artiste. Il vient de loin : « Poussière et soleil. Silences. Une maison miteuse où l’on ne se parlait pas. Ses parents étaient des gens qui s’étaient perdus dans le même coin, ils n’avaient rien à se dire. » L’Artiste compose des corridos, ces poèmes ou chansons qui disent la gloire du chef : « Le corrido ne dit pas seulement une histoire vraie, il doit être joliment tourné et rendre justice. C’est pour cela qu’il est si bon pour honorer le Seigneur. » Lequel a sa Cour, avec ses familiers, ses serviteurs, ses félons aussi. Et résume ce dont il a besoin : « Pour occuper la place qui est la mienne, il ne suffit pas d’avoir une bonne paire de couilles, hein, il faut les avoir et il faut que ça se sache. Et j’en ai dans le froc, putain, j’en ai […] mais j’ai besoin que mes gens en soient persuadés, et ça, petit con, c’était ton boulot ».
L’Artiste se meut dans ce lieu dont il apprend les règles, les interdits, conseillé par le Journaliste ou le Joaillier, rémunéré par le Gérant. Pas de noms propres, pas de visages, pas de portraits ou de descriptions. Voilà certes une Cour mais on y semble masqué. Le Roi a besoin qu’on lui obéisse, qu’on l’aime et qu’on l’admire. L’Artiste est là pour chanter ses hauts faits. Il lui arrive de remplir des missions, et ainsi de rencontrer « le Second de l’autre camp », un rival du Roi. À ses risques et périls. Écrire pour le baron rival peut déplaire à son roi. La violence se déchaine, à la fois terrible et froide. Quiconque a lu comment on réglait ses comptes chez les narcos du Mexique sait de quoi il retourne. Cette dimension documentaire n’est pas le propos de Yuri Herrera.
Ce qui intéresse le romancier, ce sont les signes, un vêtement, par exemple, celui du Dauphin (et traitre) : « Maintenant, avec ces yeux, il comprenait mieux ce qu’ils signifiaient : la toile de lin, cent pour cent lin ; la chemise unie délicate, couleur crème, sans carreaux ni motifs. C’était comme si le tissu révélait la consistance de l’Héritier, comme s’il affirmait une histoire différente de celle des autres, des journées plus plaisantes, un sang trouble et une manière d’être là pour le moins tendue. » Ce sont aussi les figures qui tendent à faire de ces histoires des expériences universelles. Les femmes jouent un rôle important, voire déterminant, comme dans bien des tragédies. La Quelconque, la Sorcière, la Trois fois blonde sont des emplois : elles incarnent la tentation, le sexe, l’interdit. À côté d’elles, la Fillette, jeune femme au verbe pauvre mais à l’énergie constante, Makina, la migrante partie en quête de son frère dans Signes qui précéderont la fin du monde, La Poupée, adolescente exsangue dont on échange le corps défunt avec celui d’un garçon dans La transmigration des corps, sont une autre représentation de la femme. C’est affaire de contraste, de jeux subtils d’opposition, dans une lumière indistincte. Tout, en effet, n’est pas clair dans cette trilogie. Notre vision de lecteur est semblable à celle de Makina, en route. Elle croit reconnaître une femme enceinte se reposant au pied d’un arbre, quand c’est un cadavre bouffi que les vautours dépècent. Nous ne voyons pas tout, ne savons pas tout, et c’est la force de cette fiction que de nous laisser dans cet état indécis. Ces trois romans ont quelque chose de cauchemardesque et nous les lisons entre veille et sommeil, sans trop savoir où nous sommes, et avec qui.
L’absence de repère est aussi celle que ressentent les personnages : l’homme qui se réveille, tenaillé par la soif dans La transmigration des corps, sent qu’une menace pèse sur la ville : il voit une flaque rouge, ou noire, croit distinguer des moustiques. C’est une épidémie et, sous le soleil écrasant de Las Pericas, tout s’exacerbe. Et que dire du Couloir des caresses ? Huit bordels, certains raffinés et chics, d’autres des bouges, qui accueillent hommes (et femmes), servent de cadre à l’échange mené par l’Émissaire entre les deux familles : « Lui, il ne se mettait jamais en avant, il se contentait d’apaiser les malédictions et de sauver les gens de leurs ruptures et de leurs promesses. » Comme l’Artiste du premier roman, il est un médiateur. L’un chante les hauts faits, l’autre remet de l’ordre dans les discours confus et violents. Les personnages vont et viennent dans des lieux devenus scènes de théâtre. Le dialogue n’y prend que plus de relief, mêlant la tournure élégante aux jurons et aux propos triviaux. Et c’est parfois sous la plume du narrateur que cette langue si pleine de sève (et d’humour) prend forme. Ainsi lorsqu’il décrit le salon des Castro, des « hidalgos et seigneurs dans un siècle lointain » : « Sur les murs du salon des Castro, en dehors des armoiries, il n’y avait que des photos de leurs fils en tenue de sport et un diplôme de psychologie décerné à la Poupée à la fin de ses études. Psychologie. Putain. »
Le royaume, le soleil et la mort est un événement dans le roman. Non que Yuri Herrera soit le premier à mêler les registres et les genres, à désorienter tout en étant très clair et précis avec ses phrases qui sonnent et résonnent. Le Mexique devient dans ces pages le nulle part, l’ailleurs et le partout qui font les grandes œuvres, celles qu’on relit.