Quelle belle et généreuse idée, ce recueil qui nous arrive très précisément cinquante ans après la parution des Écrits et qui nous restitue ce que fut la réception de cet impressionnant volume par la presse française et pour partie étrangère.
Lacan 66 : Réception des Écrits. Textes choisis et présentés par Danielle Arnoux, Emilie Berrebi, Monique Boudet, Janine Germon, EPEL, 387 p., 30 €
D’un coup, d’un seul, nous voici renvoyés un demi-siècle en arrière, en un temps où l’édition ne semblait pas connaître de crise à en juger par cette précision, qui nous paraît aujourd’hui à peine croyable : cinq mille exemplaires vendus en … trois jours ! Novembre 1966, « Les éditions du Seuil n’ont pas eu de prix. Elles se consolent aisément en réimprimant à toute allure les 900 pages des Écrits de Lacan qui coûtent cinquante francs » écrit Patrick Loriot dans Le Nouvel Observateur de cette mi-novembre.
Prenons y garde, ce n’est pas le moindre des dangers de cette entreprise, véritable flash-back, que d’éveiller en nous cette complainte nostalgique bien connue des temps passés, par définition plus heureux et plus riches que le nôtre. Difficile toutefois de se déprendre du souvenir bouillonnant de ce que fut la conjonction de ces œuvres, celles de Foucault, de Lévi-Strauss, d’Althusser ou de Barthes, qui, autour de Lacan, tournaient une page de la pensée, balayant non sans remous, ou reléguant dans les coulisses les démarches qui étaient encore dominantes dix ans plus tôt, celle de Sartre – il n’a jamais voulu s’intéresser à Freud, il est possible qu’il ne m’ait pas vraiment lu, observe Lacan, répondant à Gilles Lapouge dans Le Figaro littéraire – celle de Merleau-Ponty et, plus encore, celle de Ricœur dont la démarche herméneutique, qui se piquait d’interpréter Freud, lui paraît être de l’ordre d’une « escroquerie ».
En quelques phrases enlevées, presque joyeuses, précédées d’une photo de Lacan due à Lisetta Carmi, pianiste puis photographe, amie de ce psychanalyste italien, Elvio Fachinelli, dont l’auteur des Écrits dira qu’il était « la première personne à l’avoir lu en Italie et à qui ça a fait quelque chose », nous sommes plongés, en guise d’ouverture, dans une sorte d’inventaire à la Prévert – un auteur que Lacan ne dédaignât pas – de ce que furent ces années 66 et 67, énumération dont nous émergeons comme étourdis, éclaboussés de souvenirs, repères parfois oubliés, bribes de ce qui est devenu notre quotidien : l’apparition de la Carte bleue, la libéralisation de la contraception, la mini-jupe, le retrait des forces françaises de l’OTAN, la suppression par le Vatican de l’Index des livres interdits aux croyants, le mariage de Judith Lacan et de Jacques-Alain Miller, la crue de l’Arno à Florence, La Chinoise de Jean-Luc Godard, les Écrits en librairie et, le lendemain, le 16 novembre 66, la première séance du séminaire La Logique du fantasme, et la liste n’est pas finie.
Ne visons pas à l’exhaustivité et encore moins à l’établissement d’un quelconque palmarès, contentons-nous d’abord de noter que ces articles de presse, qui paraissent quelques jours après la publication de ces neuf cents pages, s’ils ne font pas mystère du style parfois déconcertant mais toujours percutant de Lacan, manifestent pour la plupart d’entre eux une remarquable compréhension de la démarche qu’ils découvrent, de son caractère irréversible et de ses conséquences, à savoir le deuil à faire d’une lecture biologisante, scientiste et empiriste de Freud, l’effacement de cette « poussière mortelle qui (…) s’est déposée sur les feuillets de l’œuvre freudienne » et qui n’avait abouti à rien d’autre qu’à « en estomper la violence et le défi » (Gilles Lapouge, Le Figaro littéraire, 1er décembre 1966).
S’ils n’ont pas tous toujours tout compris de cette pensée qui souvent en déroute ou en intrigue plus d’un, ils en ont capté l’essentiel, à commencer par Jean-Marie Auzias qui consacre à Lacan un chapitre de son livre à succès, Clefs pour le structuralisme, publié en 68 et que Lacan salue, disant à Naples dans sa conférence sur « La méprise du sujet supposé savoir » que les critiques dans leur majorité n’ayant pas fait leur métier, seul « un nommé Jean-Marie Auzias » lui apparaît comme un « critique estimable, avis rara » À juste titre les concepteurs de cette véritable anthologie mettent ce texte en première ligne : s’y trouvent soulignés ce qui fait retour dans nombre des autres articles, l’incontournable recours à la « grille linguistique » donnée par Saussure, le souci majeur de donner à la psychanalyse, en retrouvant le primat des structures, un statut scientifique, celui, écrit encore Auzias, qui conduit à parler de la psychanalyse en termes de culture, et non de nature comme le ferait un existentialiste.
Structure ! Le mot est lâché qui, pour certains, conduira sans nuances et au prix de simplifications outrancières, à inscrire la démarche lacanienne sous cette étiquette médiatique de structuralisme à laquelle, pas plus que Lacan, Lévi-Strauss, Foucault ou Barthes n’adhèrent, ceux-là que Maurice Henry, moqueur, rassemble dans un talentueux dessin autour d’un Banquet ici reproduit et initialement publié dans … La Quinzaine littéraire, témoignage parmi tant d’autres de la merveilleuse et fantastique disponibilité de Maurice Nadeau.
« On n’entre pas dans les Écrits comme dans un moulin » dira Gilles Lapouge, enthousiaste, il faut « payer le prix », celui de cette linguistique qui déconcerte tant les médecins et irrite au plus haut point les psychothérapeutes de tout poil, les remettant à leur place, celle du confort intellectuel que ne manque pas de générer le malentendu, dont Freud et la psychanalyse ont été – est-ce seulement du passé ? – les victimes. C’est dans le même journal que François Châtelet, en juillet 67, fait le ménage sur cette question « fourre-tout » du structuralisme, produit d’une lecture hâtive qui ne voit pas, ou ne veut pas voir que c’est le refus de l’empirisme qui caractérise la démarche de ces géants de la pensée, le refus de cette psychologie qui ne cesse de se draper dans une soi-disant scientificité pour masquer son ancrage premier dans ce que Bachelard stigmatisait en parlant du sens commun. Et Châtelet de répondre ainsi à l’historien François Furet qui, en se réjouissant de discerner la fin des grandes idéologies – et pour tout dire celle du marxisme – déplorait la lenteur à venir d’une pensée empiriste et libérale – on y vient aujourd’hui ! – « Pourquoi n’est-ce pas Raymond Aron qui règne mais Lévi-Strauss ? »
Un mot encore, un auteur, on ne peut tous les citer, le lecteur pourra s’attarder avec chacun d’eux, pour saluer le souvenir d’Yves Bertherat, ce jeune psychiatre mort à 37 ans, qui fréquenta avec talent les pages de la revue Esprit, dans laquelle il publia en décembre 67 un brillant éloge de Lacan et d’une psychanalyse retrouvant son lieu, celui d’une recherche de la vérité.
À lire ces pages qui n’ont pas jauni, nous sommes tentés d’oublier que nous sommes aujourd’hui en 2016 et non plus en 1966. Pourquoi donc, retour à notre impossible réel, ces années soixante et l’engouement que l’on y entend s’y donner libre cours confronté à une pensée qui ne donne jamais dans la facilité, nous paraissent-ils si loin ? Laissons la question ouverte, elle appelle la réflexion, la nôtre, celle de psychanalystes du XXIe siècle confrontés, qu’ils le veuillent ou non, à des attentes nouvelles et plus encore celle de la génération montante qui ne manque ni de talent ni de courage mais qui semble trop souvent tentée par un hermétisme dont elle ne semble pas voir qu’il est tout sauf porteur d’avenir. Alors, l’envie vient, refermant dans la jubilation ces quelques quatre cents pages, de reprendre ce titre donné à la recension que nous fîmes, c’était en 2000 dans La Quinzaine encore, du discours de Jacques Derrida aux Etats généraux de la psychanalyse : « Psychanalystes, encore un effort ! »