La saga de la famille viennoise Alt, de l’époque de Mozart à celle d’Hitler, dans le roman d’Ernst Lothar Mélodie de Vienne, publié d’abord aux États-Unis en 1944, sous le titre L’Ange à la trompette. Histoire d’une maison, puis deux ans plus tard, en allemand, après la « rémigration » de son auteur en Autriche, veut redorer le blason de l’ancienne capitale habsbourgeoise en construisant un mythe identitaire. L’âme de l’Autriche aurait été façonnée « Joseph II ou la religion de la tolérance, Mozart ou l’élévation de l’âme, la forêt viennoise ou les bienfaits de la beauté », comme l’écrit Ernst Lothar dans sa postface de 1962.
Ernst Lothar, Mélodie de Vienne. Roman d’une maison, trad. de l’allemand (Autriche) par Elisabeth Landes, Liana Levi, 672 p., 24 €
Le roman, qui n’avait plus été réédité depuis 1963, et son auteur, Lothar Ernst Müller de son vrai nom (né à Brno-Brünn en 1890, mort à Vienne en 1974), étaient tombés dans l’oubli. L’œuvre a été redécouverte en Italie en 2013, puis aux États-Unis en 2015, sous le titre Mélodie de Vienne, avant la nouvelle édition publiée à Vienne chez Zsolnay au printemps 2016. Dans les années d’après-guerre, le roman fut un best-seller, porté à l’écran en 1948 : le film de Karl Hartl avec des acteurs vedettes, Attila Hörbiger, Oskar Werner, Paula Wessely, dans les premiers rôles, reste dans les annales du cinéma autrichien comme un grand succès populaire. Mais en 1948, Le Troisième homme de Carol Reed, avec Joseph Cotten et Orson Welles, qui présentait la face sombre d’une Vienne moralement et matériellement en ruine, reléguait au second plan le film tiré du roman d’Ernst Lothar. Quant au livre, il n’a pas les qualités littéraires qui lui auraient permis de figurer en bonne place dans l’histoire de la littérature.
C’est le frère ainé d’Ernst Lothar, Hans Müller (1882-1950) que les germanistes connaissent le mieux en raison des sarcasmes dont Karl Kraus l’a couvert. En 1923, se moquant de la manière dont Hans Müller se posait en représentant de la culture autrichienne, Karl Kraus le qualifiait d’« Autrichien professionnel ». Hans Müller confirma la pertinence de ce sobriquet en collaborant à la rédaction du livret de l’opérette L’Auberge du cheval blanc, créée en 1930, qui présente l’homo austriacus comme un être enjoué, aimant la danse, la musique et la bonne chère, et prédestiné à servir d’hôtelier aux touristes du monde entier dans des paysages de carte postale.
Il serait cependant injuste de comparer Mélodie de Vienne à L’Auberge du cheval blanc. Agréable à lire, le roman d’Ernst Lothar ne manque pas de souffle épique et sait tenir son lecteur en haleine. L’idée est ingénieuse: dans l’immeuble ancien du centre de Vienne habitent les descendants de la famille du célèbre facteur de pianos Alt, dont Mozart fut le plus illustre client. Le destin des Alt ne cesse de croiser l’histoire de la vieille Autriche-Hongrie impériale et de son État successeur, la République d’Autriche qui succombe en mars 1938, annexée par l’Allemagne nazie. Le premier siècle, de la fin du XVIIIe à la fin du XIXe siècle, est rapidement survolé. Le roman porte surtout sur les cinq décennies qui vont de 1888 (les mois qui précèdent le drame de Mayerling) à 1938.
La femme de Franz Alt, la cantatrice Henriette Stein, fille d’un professeur de droit renommé, est juive. Elle est rejetée par une partie de la famille Alt qui affiche un robuste antisémitisme. Juste avant son mariage avec Franz Alt, Henriette a été la maîtresse de l’archiduc Rodolphe et le roman suggère que c’est elle qui fut le grand amour du suicidé de Mayerling. La police retrouve des lettres, Henriette est convoquée au palais impérial et Ernst Lothar nous révèle tous les détails de la conversation de son héroïne avec le père endeuillé, François-Joseph Ier. Tous deux sondent en vain la douloureuse énigme.
L’époque de la monarchie habsbourgeoise remplit les deux premiers tiers du roman. La Première Guerre mondiale passe en un éclair. Après novembre 1918, Vienne est toujours Vienne, mais l’Autriche est engagée sur une pente fatale. Les deux fils de Franz et Henriette Alt incarnent deux tendances antagonistes dont l’affrontement mine le pays : Hans est un patriote autrichien, il suit les conférences de Sigmund Freud et sympathise avec les sociaux-démocrates. Son frère Hermann, lui, est un militant national-socialiste qui participe à l’attentat nazi contre le chancelier Engelbert Dollfuss (ce qui nous vaut une description détaillée des derniers instants de Dollfuss baignant dans son sang sous le regard froid de Hermann Alt), est condamné à mort et fusillé. Dernière scène déchirante du roman: la vieille dame Henriette Alt meurt étranglée par les hommes de la Gestapo. Traitée de « sale juive », elle réplique: « Je ne me suis jamais sentie juive, bien que feu mon père l’ait été. » Cette touche de sociologie historique de la bourgeoise juive assimilée viennoise arrive au pire moment et sonne terriblement faux. Ce n’est pas la seule maladresse du narrateur Ernst Lothar, mais à vingt pages de la fin… ultima necat.
Dans sa postface daté de New York, 7 décembre 1945, Ernst Lothar proclame son « amour indéfectible de l’Autriche » et sa « foi inébranlable en son passé et en son avenir ». Il a voulu, dit-il, présenter un « éventail d’images » de l’Autriche « destinée à renaître magnifiquement de ses cendres. » Les années d’après-guerre ont été celles de la prise de conscience de l’identité nationale autrichienne. En 1919, l’Autriche du traité de Saint-Germain-en-Laye était l’État dont presque personne ne voulait. En 1945, c’est le rattachement à l’Allemagne que presque plus personne ne souhaite : il s’agit désormais de défendre et d’illustrer une identité culturelle autrichienne gravement compromise, mais victime et non coupable des catastrophes du XXe siècle et prête à retrouver sa nature véritable. De ce point de vue, le roman d’Ernst Lothar est un document historique du plus grand intérêt.