Le christianisme est certes né de la prédication de Jésus mais aussi de la constitution d’une institution qui associe l’exercice d’un pouvoir temporel à la proclamation d’un dogme censé valoir pour l’humanité entière. Cela n’avait jamais eu lieu auparavant ; cela s’est reproduit depuis, si bien que l’on a pu se demander si la cause de cette répétition était l’empreinte chrétienne. À moins que celle-ci ne soit ce qui a fondé la conscience occidentale dans ses spécificités – dont l’une est un impérialisme sans limite.
Marie-Françoise Baslez, Les premiers bâtisseurs de l’Église, Fayard, 304 p., 20,90 €
Tout esprit curieux de la matière est amené à constater qu’une certaine distance sépare la prédication de Jésus et le contenu de ce dogme. On peut discuter si ce fut fidélité ou trahison. La question devrait plutôt être de savoir si l’on peut vraiment fonder le dogme d’une telle institution sur quelque pensée singulière que ce soit : un dogme n’est-il pas avant tout l’expression de l’institution qui le fait sien ? Peut-être parce que l’Église prétend se fonder sur la parole de Dieu incarné en Jésus, elle paraît tenir beaucoup à nier toute historicité de sa propre constitution. C’est ainsi qu’elle dresse la liste ininterrompue de ses papes depuis Pierre, lequel entendit en personne la prédication du Fils de Dieu, et qu’elle qualifie d’hérétiques les théoriciens dont les thèses n’ont pas été retenues par les conciles fondateurs des IVe et Ve siècles. Ces pratiques ne sont pas dénuées d’analogie avec celle du XXe siècle consistant à effacer des photos politiques les personnages rejetés dans les poubelles de l’Histoire. Face à de telles dénégations, le simple fait de se livrer à une étude historique emporte une prise de position idéologique : en mettant en évidence les conditions d’élaboration d’un dogme, on affaiblit sa puissance dogmatique.
On peut certes s’en tenir à l’idée simple et fausse selon laquelle l’Église aurait été constituée dès la papauté romaine de Pierre et dotée de la Vérité dévoilée par l’Esprit à la Pentecôte. Certains, qui se croient plus éclairés, donnent dans d’autres naïvetés. C’en est une que de croire que la Vérité aurait toujours été connue par certains (les Pères) et que l’Église aurait eu la clairvoyance de la distinguer du fatras des erreurs. C’en est une autre que de s’en tenir à une vision étroitement politique de l’Institution, qui se serait donné une doctrine une fois acquise la puissance temporelle, c’est-à-dire après la reconnaissance par Constantin, en 313, et le concile de Nicée, en 325.
Plus on y regarde de près, plus clairement on voit que, durant les trois siècles qui séparent la Crucifixion du concile de Nicée, élaboration doctrinale et tâches pratiques de construction de l’Église une et universelle sont allées de pair. C’étaient parfois les mêmes hommes qui dirigeaient le peuple des croyants et qui menaient une réflexion théorique approfondie mais tel n’était pas le cas général. Il ne va pas de soi dans un cadre chrétien que des intellectuels de haut vol – ce qu’étaient les Pères de l’Église – puissent aussi être d’habiles « pasteurs d’hommes » ; la tendance prédominante serait plutôt à un certain anti-intellectualisme. Jésus s’exprimait de manière à être compris des gens les plus simples, les moins cultivés ; il a même insisté sur l’importance qu’il attribuait à ce caractère populaire de son discours. Quand un Clément d’Alexandrie fait montre d’une haute culture philosophique, qu’il mobilise Platon et toute la tradition grecque au service du christianisme, il s’éloigne de l’état d’esprit de Jésus s’adressant prioritairement aux plus humbles. Son message prend donc une tout autre tonalité. Au reste, son influence aura été plus intellectuelle, via son enseignement au Didascalée, qu’institutionnelle. Il est d’ailleurs remarquable qu’à Nicée ce ne sont pas les théoriciens de haut vol qui ont été mobilisés, les débats ont été d’une nature tout autre que théorique.
Il est clair cependant qu’une des forces intellectuelles du christianisme vient de ce qu’il est le produit d’une synthèse entre la prédication d’un fils de charpentier juif et ce que la philosophie grecque avait produit de meilleur. « Athènes et Jérusalem », comme on dit. À quoi on serait bien inspiré d’ajouter Rome pour la capacité organisationnelle de l’Institution sans laquelle cette doctrine, si élaborée soit-elle, n’aurait pas été davantage qu’une doctrine. Elle n’aurait pas dessiné la face de l’Occident au regard du monde.
Cette institution – et c’est tout l’intérêt du livre de Marie-Françoise Baslez de le montrer de la manière la plus détaillée et convaincante qui soit -, ne s’est pas construite d’emblée sur le mode monarchique qu’elle sut adopter une fois Rome conquise. L’ouvrage que nous propose cette historienne est digne des meilleurs travaux universitaires. Elle s’est en effet donné la peine de collationner les correspondances des évêques des premiers siècles, dont nous découvrons à cette occasion qu’elles étaient très fournies et accessibles au chercheur déterminé à y aller voir. Comme on peut s’en douter, les livres qu’elle a pu consulter dans cette perspective ne valent pas principalement par leur intérêt théorique : c’est la chair frémissante de l’Église que nous voyons ainsi palpiter, à travers les préoccupations de ces hommes – et de ces femmes ! – qui assumaient la responsabilité des multiples groupes locaux de chrétiens.
Contrairement à ce à quoi nous sommes accoutumés quand nous lisons les correspondances d’écrivains, nous n’avons pas l’impression d’entrer dans la vie privée de ces évêques. Car, conformément à la tradition issue des épîtres recueillies dans le Nouveau Testament, ces lettres n’ont rien de privé. Pour la plupart d’entre elles, elles sont destinées à être lues en public, devant tous les membres de la communauté – qui ne constituait pas un groupe extrêmement nombreux. Leurs auteurs ne sont pas les princes d’un Église qui reste à construire, ce sont simplement les « ordonnateurs de la chrétienté locale », la seule qui existe alors. Ils sont certes amenés à prendre des positions de principe, à propos par exemple du mouvement charismatique ou des confesseurs, et à gérer les crises éventuelles. De manière générale, ils exercent ce que Marie-Françoise Baslez appelle à juste titre un « ministère de la vigilance », quitte à ce que les positions adoptées par telle communauté diffèrent de celles adoptées par telle autre. Ainsi en va-t-il à propos des charismatiques.
L’enseignement principal de cette documentation, fort bien classée et présentée, est de faire sentir la pluralité des Églises primitives, pluralité qui ne paraît pas avoir gêné outre mesure des fidèles aux yeux de qui il n’allait pas de soi que le monothéisme chrétien devait impliquer une organisation monarchique et une prétention à l’universalité. Ces évêques n’étaient donc pas les ministres d’une institution hiérarchisée. Si ces hommes de terrain furent les « bâtisseurs » de la Grande Église, c’est en constituant un réseau aux mailles de plus en plus serrées. Et les lettres qu’ils ont échangées sont justement le moyen par lequel ils ont constitué et entretenu ce réseau. C’est pourquoi elles ont été conservées, quand bien même elles émanaient de personnages dont la notoriété n’a jamais dépassé les limites de leur petite région. À les lire, nous voyons sur le vif comment s’est faite l’Église, cette institution qui aura modelé l’Occident. Dès que Constantin eut promulgué à Milan son édit de tolérance, elle était prête à prendre la place des empereurs, ce qu’elle ne tarda pas à faire – en oubliant sa pluralité initiale.