Dans La Mer dans une goutte d’eau (Éditions Noir sur Blanc), Margot Carlier a rassemblé des reportages de Ryszard Kapuściński et d’Hanna Krall. Cet ouvrage donne à voir la singularité du reportage littéraire polonais. Entretien avec l’écrivaine Hanna Krall, à l’occasion de son passage à Paris.
Ryszard Kapuściński et Hanna Krall, La Mer dans une goutte d’eau. Reportages traduits du polonais par Margot Carlier et Véronique Patte. Éditions Noir sur Blanc, 246 p., 19 €
En recueillant des reportages de Ryszard Kapuściński et d’Hanna Krall, Margot Carlier nous ramène aux sources de ce qu’il est convenu d’appeler le reportage littéraire polonais. Il s’agit d’une forme de journalisme, ou bien d’une forme de littérature, qui rappelle la manière d’un Truman Capote ou de Tom Wolfe aux États-Unis.
Le genre est enseigné comme tel, à Varsovie, par un institut spécialisé. Il est un art de raconter le monde à partir d’une investigation rigoureuse, en s’accrochant à un personnage, une situation, un détail. L’art de voir la mer dans une goutte d’eau, selon une expression d’Adam Michnik reprise en titre. Les textes réunis dans ce livre ont d’abord paru en Pologne populaire, durant les années 1960-1970, principalement dans un hebdomadaire, Polityka, réputé plus ouvert que les autres, du moins jusqu’en décembre 1981. Outre un tableau saisissant de ce que fut le quotidien dans une société administrée par une dictature communiste, ils nous révèlent les débuts de deux grands écrivains.
Ryszard Kapuściński (1932-2007) est très connu en France pour une dizaine de livres dont Imperium (1993), Le Négus (2010) ou Ébène (2000), tous traduits par Véronique Patte (disponibles chez Plon ou Flammarion, plusieurs sont édités en collection de poche). Kapuściński a longtemps été correspondant de l’Agence de presse polonaise en Afrique subsaharienne.
Quant à Hanna Krall, née en 1935, elle est surtout appréciée pour ses livres évoquant la mémoire juive et des Juifs en Pologne, surtout pour son grand entretien avec Marek Edelman, dernier commandant vivant de l’insurrection du ghetto de Varsovie (Prendre le bon Dieu de vitesse, paru en 1983), ou ses récits du destin de Juifs de Pologne, durant et après la guerre (Preuves d’existence, paru en 1998, Danse aux noces des autres, en 2003, Le Roi de cœur, en 2008). Huit volumes traduits en français par Margot Carlier, pour la plupart chez Gallimard.
Krall fut aussi une grande journaliste dans les années 1970 et, après 1989, l’animatrice d’une équipe de jeunes reporters dans le quotidien issu des changements, Gazeta Wyborcza. Son style frappe par sa manière de raconter, de mettre en relation le destin de gens ordinaires et la grande Histoire. Selon Kapuściński, elle aide « ses lecteurs – présents et futur – à mieux comprendre ce qui s’est réellement passé. Elle les aide à compatir et à tisser un lien, à la fois émotionnel et rationnel, avec un monde qui aujourd’hui nous échappe et dont la lecture devient de moins en moins aisée ».
Devenus livres, ses textes comptent parmi les œuvres littéraires les plus saisissantes de ces vingt dernières années en Pologne. C’est donc par une conversation qu’il fallait aborder Hanna Krall. En voici quelques bribes, partagées lors d’un récent passage à Paris. Comme elle le fait dans ses livres, je lui raconte d’abord une histoire.
Les rideaux roses étaient fanés, retroussés en arrondis. Dehors, une lumière grise. Un printemps morne. Dans ce café aux nappes beiges et petits bouquets sur les tables, personne. Nous étions les seuls clients. Après avoir réglé nos affaires, nous sommes sortis sur le trottoir large et vide. Elle m’a pris par le bras et tiré dans le magasin, à côté. Un fleuriste lumineux. Portes de verre, brassées de glaïeuls, roses, œillets, mimosa, cactus. Avec la fleuriste, elle a composé plusieurs bouquets identiques. Soigneusement.
Petite et très brune, une robe sac et un sourire malicieux, des yeux pétillants, Hanna Krall m’avait expliqué que ce jour même, elle se rendrait à Majdanek, le camp nazi où son père avait été assassiné en 1942. Qu’elle y apporterait ces fleurs. Ne sachant pas où il avait été exécuté, elle déposerait un bouquet devant chaque four crématoire.
Nous étions en 1983. Cette brève rencontre me fit une forte impression, elle m’a laissé deux ou trois images : les rideaux fanés, les fleurs, son sourire. Je ne connaissais d’Hanna Krall que quelques reportages et son entretien avec Marek Edelman. Je lui apportais d’ailleurs les maigres droits d’auteur de la première édition française.
Quand je lui rappelle ce moment, ça ne lui dit rien.
– Je devrais m’en souvenir…
Pas vraiment. Nous essayons de retrouver la date exacte, le nom du café. Nous nous accordons sur le 5 mai. Puis elle me demande :
– Savez-vous comment j’ai su que mon père est mort le 5 mai ?
À moi d’avouer mon oubli. J’ai pourtant lu son roman autobiographique qui évoque sa guerre et sa famille, où j’avais reconnu, des années plus tard, le rituel des fleurs.
– C’est mon père qui me l’a dit ! En 1969, à Moscou.
À cette époque, elle vivait en Union soviétique avec son mari, elle envoyait des articles à l’hebdomadaire Polityka, qu’elle réunira ensuite dans un volume vite pilonné par la censure. Elle avait rendu visite à Katia Pouchkine, la petite-fille du grand Alexandre, passionnée par le dialogue avec les esprits.
– J’assistais à une séance de spiritisme. Nous étions entourés des meubles de Pouchkine et de ses objets. Le spiritisme était très à la mode en Russie. La Seconde Guerre mondiale et la période stalinienne avaient apporté tant de souffrances aux Russes que, dans ces années 1960, ils aspiraient à un peu plus d’optimisme. Aussi certains faisaient-ils appel aux esprits pour leur fournir l’espoir de jours meilleurs. Le plus drôle, c’est que nous ne côtoyions dans la pièce que des physiciens et des mathématiciens, et des gens ordinaires proches de la famille. Nous mangions et nous buvions tranquillement, sans ambiance particulière, tamisée ou autres artifices. La lumière était normale. J’étais avec mon mari et ni lui ni moi ne croyions aux esprits.
À un certain moment, la séance de spiritisme commença. Des lettres de l’alphabet ont été disposées sur la table et, au milieu, une assiette. Les participants devaient se toucher par le bout du petit doigt et effleurer l’assiette. Au début, je suis restée à l’écart, dans la position d’observation du reporter. L’assiette s’est mise à tourner et Katia a dit : « Esprit, pour qui es-tu venu ? » et ensuite : « Esprit, qui es-tu ? »
À un certain moment, les lettres se sont mises à bouger et j’ai entendu en polonais – notez qu’il n’y avait que des Russes autour de nous : « Je dois parler à Hanna. » Je ne bougeai pas. Dans mon coin, j’attendais de voir la suite. Katia m’a demandé si j’étais Hanna. Elle s’est alors adressée à l’esprit en russe pour lui demander qui il était, et il a répondu : « Je suis son père. » Dès lors, il n’était plus question de plaisanter. L’ambiance a changé. Esprit ou pas esprit…, lorsque quelqu’un vous dit qu’il est votre père, une sensation étrange s’empare de vous.
Que fallait-il faire ? J’ai demandé à Katia si je devais parler à mon père. Elle a voulu savoir si j’avais une question pour lui. J’ai alors pensé à ma mère. Chaque année, elle se rendait à Majdanek pour déposer une gerbe le jour de la cérémonie anniversaire de la libération du camp. Je trouvais cette date artificielle, sans grand sens. Elle ne me disait pas du tout. Et en pensant à ça, j’ai ressenti une sensation bizarre. J’ai entendu ma propre voix parler à l’esprit sur un ton hystérique et proférer : « Dis-moi quand tu es mort. » Alors, l’assiette s’est mise à bouger en direction des chiffres, elle s’est arrêtée sur le 5 et sur les lettres M, A et I. Elle désignait le 5 mai. Une date tout à fait plausible. Mon père a été arrêté le 18 mars 1942.
«Entendu, nous irons donc le 5 mai à Majdanek»
Je ne cherche pas à savoir si, depuis ce jour, Hanna Krall croit aux esprits, plutôt ce qu’elle a fait.
– J’ai appelé ma mère. En fait, depuis la guerre, elle ne s’étonnait plus de rien. Je lui ai annoncé que mon père était mort le 5 mai, que je l’avais appris la veille, chez Katia Pouchkine. Elle m’a répondu : « Entendu, nous irons donc le 5 mai à Majdanek. » Comme je l’ai raconté dans La Sous-locataire, il reste à Majdanek les trois cheminées des fours crématoires ; ne sachant pas où mon père a été tué, nous déposions un bouquet sous chacune de ces cheminées. C’était interdit mais j’arrivais toujours à me faufiler sous les barrières pour mettre nos fleurs.
Voilà. C’est l’histoire de la date de la mort de mon père, le 5 mai 1942 à Majdanek. Et de votre souvenir, lorsque nous nous sommes rencontrés, en mai 1983, et que je suis allée acheter trois bouquets de fleurs.
Dans son livre, le récit est plus allusif (« elle apprit ce qu’elle voulait savoir »), un physicien de Doubna fournit une explication à base d’ondes électromagnétiques. Et elle dit y croire « volontiers ». Je lui demande si elle pratique toujours ce rituel du 5 mai.
– Longtemps je m’y suis rendue, d’abord avec ma mère, puis avec ma fille, mon petit-fils. Maintenant, moins régulièrement. Je n’y vais plus tous les ans.
– Lorsque nous nous sommes rencontrés, au début des années 1980, étiez-vous en train d’écrire La Sous-locataire ? Est-ce à cette époque que vous vous êtes écartée des sujets classiques de reportage pour vous consacrer à la mémoire juive et à la composition de livres ?
– Pas tout à fait. J’ai eu plusieurs commencements. D’abord en 1976, j’ai sorti le premier entretien avec Marek Edelman, celui qui ouvre Prendre le bon Dieu de vitesse, que j’ai publié ensuite. Je ne me suis mise à l’écriture de La Sous-locataire qu’en 1986. Entre temps, nous avons connu et préparé Solidarność.
C’est-à-dire la grande période des reportages dont nous pouvons lire quelques exemples dans le recueil composé par Margot Carlier. La censure était plus souple sans pour autant disparaître. Autant ses reportages, nous dit sa préfacière, « passaient sans trop de difficultés dans la presse, autant ils irritaient le pouvoir et rencontraient de sérieux problèmes une fois rassemblés en recueils. Il paraîtrait qu’au Comité central ses textes faisaient l’objet de débats et étaient jugés déprimants ». En vérité, ils étaient très populaires. Elle parlait de la vie réelle et des petites gens. On attendait ses articles. Elle incarnait, avec certains cinéastes et documentaristes de ces années 1970, ce qu’on a appelé la « génération de l’inquiétude morale », qui annonçait et préparait Solidarność. Alors je lui demande si sa manière d’écrire est née de ce nécessaire contournement de la censure.
– Non, je ne crois pas. Elle vient plutôt de l’ennui, de cet ennui mortel en Pologne communiste. En fait, je luttais contre cette réalité en écrivant des textes moins ennuyeux que le monde qui les entourait. J’essayais de traiter des sentiments que chacun partageait, de ce que Kieślowski appelait le « surplus métaphysique ». L’amour, la peur, le courage, le bien ou le mal, sont de très grands sujets de reportages. Mais, bien sûr, l’amour passe mieux. La peur, par exemple, était un thème immédiatement bloqué par la censure.
Lorsqu’en décembre 1981 le général Jaruzelski a décrété la loi martiale et proclamé l’« état de guerre » contre Solidarność, j’ai quitté Polityka. Il m’a fallu trouver un nouvel emploi pour me nourrir et avoir des tickets alimentaires. Car, sans travail, pas de ticket. C’est Krzysztof Kieślowski qui m’a sortie de là. Il m’a proposé de me faire employer dans le groupe de production TOR. Je lui ai expliqué que je n’avais aucune idée du cinéma. Il m’a répondu : pas grave, on va t’apprendre. Ce qui m’a donné droit aux bons de rationnement, sauf qu’il ne payait pas assez. J’ai continué à faire du journalisme dans le journal d’une association de pêcheurs à la ligne.
– De quoi parliez-vous dans ce journal ?
– Des poissons. À vrai dire, je ne connaissais que la carpe, plus exactement, la carpe que je cuisinais « à la juive ». Très bonne. C’est une spécialité des fêtes de fin d’année. Je n’avais vu de poisson que dans mon assiette. C’est dire ! Mais j’ai écrit pour les femmes de pêcheurs qui s’ennuyaient lorsque leurs maris pêchaient. Et j’ai fait un cycle d’entretiens intitulé « La tristesse des poissons » avec des grands historiens, une théoricienne de l’art, des intellectuels. Ça leur plaisait beaucoup. Elles m’ont même décerné un prix.
– Mais alors, quand se situe votre vrai départ vers ce monde du judaïsme ?
– En 1988. À partir de là, je ne me suis plus arrêtée. Cette fois, ça n’avait plus rien de commun avec Edelman ou avec ma biographie. C’est venu d’un jeune homme, Krzysztof Masewicz. Il avait le visage pâle, les cheveux d’un blond clair, les yeux gris. Il était toujours habillé avec des vêtements de couleur claire. Il était sociologue. Sa principale préoccupation était la recherche de Dieu. Il le cherchait dans l’hindouisme, le bouddhisme, le judaïsme. Il est parti faire une retraite à Tyniec, près de Cracovie, chez les bénédictins, et il est revenu au catholicisme. Il a lu un livre de Martin Buber, Les Récits hassidiques, et lorsque je l’ai rencontré, il m’a dit de le lire. Le livre m’a plu.
J’ai surtout été impressionnée par le sommaire construit sur la liste de tous les tsadikim polonais. Or, je connaissais les noms des villes, j’y avais fait bien des reportages. Pourtant, j’ignorais que, depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, s’était développée en ces lieux une vie religieuse très intense, avec des controverses théologiques mémorables, des écoles rabbiniques nombreuses et diverses qui s’affrontaient. De tout cela, je n’avais aucune idée !
Un chapitre, intitulé « Przysucha et les écoles sœurs », m’a fait grande impression. On y apprenait que Przysucha, ce trou perdu au milieu de nulle part, avait connu sept tsadikim qui furent à l’origine des écoles hassidiques les plus fameuses : Warka, Kock, Góra Kalwaria. Je découvrais dans ce livre un Przysucha que je n’avais jamais vu. Je prenais conscience que, dans ces petites villes, je n’avais remarqué aucune trace de cette vie passée. Ni des traces matérielles ni dans les mémoires des gens. Personne ne s’était souvenu qu’un jour un tsadik avait vécu là et que sa pensée avait pu s’y épanouir.
« Le détail est est un moyen d’atteindre l’essentiel des personnes »
– Vous racontez cette découverte dans Lettres au tsadik, un court texte paru en 1989…
– Oui, la lecture de Buber avait éveillé ma curiosité. Je me suis d’abord rendue à Warka, non loin de Varsovie. On y fait du bon vin. J’ai choisi Warka parce que j’avais lu qu’avait vécu là-bas un tsadik silencieux, réputé pour son intelligence. Je suis allée au cimetière juif de cette ville, où j’ai rencontré un nommé Rafał. Un homme jeune qui avait perdu une jambe. Il m’a demandé ce que je cherchais, s’il pouvait m’aider car il s’occupait de ce lieu. C’était un bénévole. Ça l’intéressait. À un certain moment, j’ai remarqué qu’un os traînait par terre, à mes pieds, je me suis penchée et je l’ai ramassé. Je ne savais pas quoi en faire… le rapporter à Varsovie, le déposer sur une tombe ?
Le jeune homme me l’a pris et, à l’aide de sa jambe unique, il a creusé un trou et y a redéposé l’os en le recouvrant de terre. « Il ne faut pas toucher aux ossements, les déplacer, ils appartiennent à cette terre et vous ne devez pas perturber la paix qui règne ici », m’a-t-il dit. Ça m’a plu. Je lui ai alors demandé ce qui était arrivé à sa jambe. Il m’a répondu qu’un train la lui avait sectionnée.
« Je me rendais au mariage de ma sœur à Varsovie, j’avais acheté deux grands sacs de victuailles, de la charcuterie et de la viande. Pour l’époque c’était fantastique. Lorsque je m’apprêtai à traverser les rails, les sacs m’ont déséquilibré et j’ai été happé sous les roues d’un train. » Il n’a pas lâché ses sacs. « C’est à l’hôpital, lorsque je me suis réveillé après l’amputation, que j’ai donné les sacs à ma mère. » Ces deux histoires, arrivées en même temps, le vieux tsadik silencieux et les sacs remplis de victuailles, ont formé en moi comme une coïncidence. Quelque chose m’a bouleversée, j’ai écrit un premier texte, Hypnose, et ensuite Lettres au tsadik. Ils ont paru en volume en 1989.
– Qu’est-ce qui vous attirait dans ces vieux récits hassidiques ?
– Je me suis intéressée aux tsadikim à cause de l’invitation de Masewicz à lire le livre de Buber. Lorsque j’ai commencé à publier sur ces sujets, cela n’avait aucun lien avec ma propre vie. En revanche, des Juifs dans le monde lisaient Tygodnik Powszechny ou Odra. Ils s’adressaient aux rédactions qui me transmettaient leurs lettres. Parfois, je leur donnais mon numéro de téléphone et ils m’appelaient.
– Ces gens vous ont-ils entraînée ou bien cherchiez-vous à retrouver un contact avec ces disparus ? Une continuation par l’écriture d’une sorte de rituel ?
– Non, non, c’est un peu trop facile. Plus simplement, si vous entrez dans ces histoires hassidiques, il est difficile d’en sortir. Elles sont fascinantes. J’ai donc lu qu’il y avait à Kock un tsadik, Menahem Mendel, qui un vendredi, jour de shabbat, alors que c’était interdit, a profané un chandelier à la synagogue (on ignore ce qu’il a fait exactement) en hurlant : « Le jugement n’aura pas lieu, il n’y a pas de juge ! » Les juifs présents dans la synagogue se sont jetés sur lui pour le tuer car c’était un sacrilège. Il fut sauvé par Meir Alter qui, plus tard, fonda la célèbre dynastie des tsadikim de Góra Kalwaria. Mendel s’est puni lui-même pour cette faiblesse devant la foi, en s’enfermant dans le silence durant plus de vingt ans. Il s’est retiré dans une maison jusqu’à la fin de ses jours.
– Il avait une petite chambre dans une tour. C’est « La maison à la tourelle » ?
– C’est ça. Je me suis alors rendue à Kock pour voir cet endroit où il s’était enfermé. Avant de partir, j’ai appelé le conservateur des monuments historiques de Lublin, je lui ai demandé des détails sur cette maison. Il m’a répondu qu’il ne restait pratiquement plus aucune trace, qu’il ne valait pas la peine de se déplacer. Je m’y suis pourtant rendue, et j’ai vu une petite maison avec une tour. Pour atteindre le sommet de la tour, il fallait monter sur une échelle. Or je portais des talons hauts ! Je suis quand même montée. Un certain Tadzio Nowicki habitait au pied de cette maison. Lorsqu’il m’a vue grimper, il s’est proposé pour tenir l’échelle. Mais il était complètement ivre. Au lieu de la tenir droite, il la faisait osciller avec moi dessus. « Ne vous fâchez pas, madame ! me criait-il, j’ai trop bu, j’ai enterré ma femme hier. Que venez-vous faire ici ? Êtes-vous juive ? Oui, vous en avez l’air. À 500 mètres d’ici, il y a eu une tragédie, et Itzek, mon meilleur ami, y est resté. » Je ne comprenais rien à ce qu’il disait. De quelle tragédie parlait-il ?
Je suis montée dans le grenier. J’ai senti qu’un événement hantait ce lieu, que le conservateur avait tort. Les poutres en bois, l’architecture du toit paraissaient très vieilles. J’ai fait venir de Varsovie des historiens de l’architecture, qui ont trouvé un style de charpente datant du XIXe siècle. Quant à la tragédie qui s’était déroulée à 500 mètres de là, dont m’avait parlé Tadzio Nowicki, c’était l’assassinat par les Allemands d’Apolonia Machczynska. Une jeune femme qui avait caché des Juifs pendant la guerre. Elle est morte avec eux. Tout cela s’est passé dans une seule rue.
– L’Apolonia que Krzysztof Warlikowski a mise en scène au théâtre ?
– Oui, il évoque cette histoire dans son (A)pollonia. Il s’est partiellement inspiré de mon récit. Son idée de lier l’histoire d’Apolonia Machczynska à la tragédie grecque, aux Atrides d’Eschyle et d’Euripide, m’a beaucoup plu.
– Ce voyage à Kock a donc été décisif dans votre évolution ?
– C’est à partir de ce texte que je n’ai plus changé de sujet. Depuis le jour où je suis montée sur cette échelle, où j’ai réussi à me maintenir en équilibre, à ne pas tomber, depuis que j’ai appris l’histoire d’Apolonia, je n’ai plus cessé d’écrire sur le destin des juifs en Pologne.
– Dans Preuves d’existence, vous vous demandez : « Les histoires que je raconte ont réellement eu lieu. Elles sont l’œuvre du Grand scénariste et constituent la preuve de l’existence divine. Mais si Dieu existe, le diable existe également. Tous les destins seraient-ils tracés par la même main ? » Votre question m’a toujours intrigué. N’êtes-vous pas vous-même celle qui apporte la « preuve d’existence » des juifs dans l’Histoire et la mémoire de la Pologne ?
– Il est vrai que je suis en partie à l’origine de cet intérêt pour le destin des juifs en Pologne, pour la trace de cette vie. Mais lorsque je me suis laissé entraîner dans ces histoires, de drôles de coïncidences se sont produites dans ma vie, or je ne crois pas au hasard. Même si je ne les comprends pas. Par exemple, un vieil homme m’a écrit de Toronto. Il m’envoyait une carte des rues de Lijensk qu’on nomme Leżajsk en polonais, la ville d’un fameux tsadik des Carpates. Avec des dessins, il me décrivait chaque maison, ce que faisait chacun dans les maisons : ici, elle vendait des œufs, lui des chaussures… C’est ce type de lettres que je recevais. Je pense à un autre homme qui m’a raconté avoir enterré des juifs assassinés à la hache par des Polonais. On m’envoyait des dessins, des cartes…
– Même si Dieu vous envoie ces témoignages, suffit-il de les rapporter ? Quelle est leur vérité ?
– Je vérifie tout ce que les gens me disent. Lorsque je reçois une carte de Lijensk, je m’y rends, je vais dans la rue, je parle avec les gens, je compare les témoignages et les souvenirs. Tout cela, c’est une question de mémoire. Je fais mon travail de reporter. Ensuite, j’écris.
– Il vous arrive de décevoir votre « commanditaire ». Je pense à cette Isabelle R., la jeune mariée dont on suit les tribulations dans Le Roi de cœur, qui s’était directement adressée à vous au milieu des années 1980. Devenue une vieille dame rescapée d’Auschwitz vivant en Israël, elle cherchait un écrivain qui puisse faire de sa vie « un roman pour Hollywood ». C’était sans doute sa manière de témoigner, « le livre devrait devenir un best-seller mondial ». Vous avez hésité, puis accepté de l’écouter. Mais quand vous lui avez soumis un manuscrit, elle ne s’y est pas reconnue. Ou plutôt, elle n’y a pas retrouvé la jeune Juive toujours courageuse qu’elle s’était inventée, mais une « héroïne » contradictoire, une femme soumise à son mari, capable des pires audaces pour le sauver. Isabelle R. voulut que vous enleviez « certains mots, tels que “humble”, “docile”, “douce”, “soumise” », dites-vous. Votre écriture avait dévoilé son secret. Vous résistez donc à cette tendance, fréquente dans la littérature mémorielle, à ne fabriquer que des héros bons, courageux et purs. Pourtant, votre entretien avec Edelman pourrait ressembler à une statue. Certes, il y démythifie bien des stéréotypes sur la révolte du ghetto de Varsovie, mais ne fonde-t-il pas une autre légende ?
– Marek Edelman a participé à un événement historique. Il a consacré sa vie à une cause universelle. Izolda ne se préoccupait d’aucune histoire universelle ; son unique affaire à elle, à laquelle elle s’est totalement adonnée, c’était sauver son mari. Il y a une différence entre le fait de consacrer sa vie à une cause commune ou à une personne. Pour Marek Edelman, ce qui importait, c’était qu’ils allaient tous mourir, pas uniquement lui. Il utilise toujours le « nous », le nous de ses compagnons de combat, alors qu’Izolda utilise le « je ». Izolda est une personne formidable pour laquelle j’ai beaucoup d’estime, elle a eu beaucoup de courage. C’est peut-être de toutes mes héroïnes celle que je devrais le plus admirer car elle a la meilleure mémoire… des détails.
– Le détail, revenons-y. Pourquoi lui portez-vous tant d’attention ? Il est central dans votre écriture, c’est votre marque de fabrique. Je pense au célèbre début de votre entretien avec Marek Edelman. Vous le rencontrez pour parler d’un grand événement historique et vous lui demandez : « Tu portais ce jour-là un pull-over rouge en laine moelleuse. »
– Mon amour des détails me guide dès le début de mon écriture. C’est un moyen d’atteindre l’essentiel des personnes que je veux aborder. Vous pouvez décrire leurs rêves, ce qui les rend heureux, leur idée du bonheur. Au début, je croyais que cette méthode du détail ne pourrait servir qu’à ce que nous appelions alors le « petit réalisme ». Après coup, j’ai compris qu’elle pouvait aussi servir aux grandes choses. Lorsque je parlais avec Edelman – ces conversations ont duré de longs mois –, je n’avais pas le courage de prendre des notes, d’écrire devant lui. J’avais peur. C’était un sujet trop grand pour moi. Je ne me sentais pas à la hauteur.
J’ai pris alors l’habitude de noter furtivement seulement mes propres questions. Nous avions ces entretiens à Varsovie et lui travaillait dans un hôpital à Łódź. Il était cardiologue. Il était souvent interrompu par des coups de fil. Il devait répondre de toute urgence à propos de tel ou tel patient. Et après ces interruptions, il fallait que je lui rappelle de quoi nous étions en train de parler. Si je lui rappelais : ce jour-là, tu portais un pull rouge, il se souvenait qu’il l’avait pris dans une valise laissée par un Juif déporté, qu’on avait le droit de le faire dans ces circonstances particulières, et il me donnait d’autres détails…
– En même temps, votre situation d’intervieweuse nous apprend un élément essentiel. Vous parlez avec Edelman de la décision de se battre, de tuer, de mourir, alors qu’Edelman s’entretient au téléphone de la décision d’opérer ou non un patient en danger de mort. La situation est grave.
– Les deux sujets étaient entrelacés. Lui en tant que combattant, lui en tant que médecin. C’était ainsi dans la vie, et c’est tout naturellement ainsi que je l’ai introduit dans le livre. Je n’ai rien inventé. J’ai décrit la vie. Et je dois vous dire que le médecin Edelman m’a toujours plus impressionnée que le combattant Edelman. Car il y a toujours quelqu’un pour se battre, mais lui, en tant que médecin, il était extraordinaire. Un médecin inspiré.
– C’est d’ailleurs le même type de détail qui sauve Izolda dans Le Roi de cœur. Vous racontez une histoire de sac posé « à la juive » sur une table, qui faillit la perdre, et ses rêves de midinette. Elle est sauvée par sa naïveté, sinon par l’ignorance de ce qui lui arrive.
– Lorsque je manifestais à Izolda mon intérêt pour ces détails, elle me répondait que ça n’avait aucune importance. Elle ne comprenait pas qu’à partir de ces petits faits on pouvait dérouler un récit. L’épisode du pull qu’elle tricote dans le ghetto et qu’elle retrouve à Auschwitz. On comprend alors que son amie Basia est morte. Ce pull, cet objet, ce détail, deviennent signifiant, symboliques. Comme chez Edelman, son pull devient l’uniforme de l’insurgé. Comme ce fauteuil qui ne peut être que ce siège dans lequel on s’assied ou le fauteuil d’où la grand-mère se lève, elle retrouve de la force dans ses jambes, et part dire aux Allemands où sont cachés les Juifs qui ont étranglé son mari. Ce fauteuil devient alors le symbole de l’enfer. Vous voyez, cette promenade à travers les détails m’inspire beaucoup.