David Cornwell, de son nom de plume John le Carré, ex-espion et romancier, vient de publier ses mémoires à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, Le tunnel aux pigeons : Histoires de ma vie. Homme complexe et sourcilleux, il avait précédemment découragé deux biographes et, s’il avait accepté le troisième, Adam Sisman, en lui donnant accès à ses papiers, à ses amis et à ses connaissances, et en lui accordant cinquante heures d’interviews, ce ne fut pas sans réticences. La preuve en est que, la veille de la publication de la biographie (John le Carré : The Biography, non traduite en français), Sisman apprit par la bande que John le Carré venait de déposer un manuscrit autobiographique chez son éditeur.
John le Carré, Le tunnel aux pigeons : Histoires de ma vie. Trad. de l’anglais par Isabelle Perrin. Seuil, 368 p., 22 €
C’est donc cet ouvrage, au statut assez curieux, puisqu’il semble être à la fois une réponse à Sisman et une reprise en main, que nous lisons aujourd’hui. Le livre n’apparaît toutefois pas comme un récit manifestement construit pour en contrer un autre, mais comme une série d’« histoires », comme l’indique le sous-titre. L’existence de l’étude de Sisman n’y est mentionnée qu’au détour d’un paragraphe au moyen d’une phrase faussement ingénue : « Une récente biographie de votre serviteur relate à grands traits une ou deux anecdotes [dont Le tunnel aux pigeons va reparler] et il va sans dire que je me réjouis de me les réapproprier, de les raconter avec ma propre voix et de m’employer à leur insuffler mes émotions », écrit en effet John le Carré.
À la suite de quoi Adam Sisman, ici rappelé à l’ordre de préséance, eut la grâce de ne pas répliquer que son propre livre couvrait à peu près tout ce dont parle Le tunnel – et bien d’autres choses encore –, et celle de déclarer que le Carré, merveilleux « raconteur », se trouvait parfaitement en droit de « récupérer » des épisodes de son existence parce qu’« après tout, tout ça, c’était sa vie à lui ».
Ce n’est pourtant pas exactement de « sa vie à lui » que parle le Carré dans Le tunnel aux pigeons. En effet, sur les trente-huit sections qui composent le livre, la majorité (dont dix déjà publiées dans des revues ou journaux) s’intéressent à la vie de personnages qui furent les grands ou moins grands de ce monde, nullement ses intimes, et qu’il ne rencontra qu’une fois : Margaret Thatcher, Yasser Arafat, Joseph Brodsky, Evgueni Primakov (ancien chef du KGB), Bernard Pivot… Ces vignettes sont la plupart du temps à la fois perspicaces et drôles, façonnées avec le même talent pour la comédie de mœurs que certains de ses romans : oreille et œil en éveil, jouant souvent le faux naïf catapulté dans un univers qui n’est pas le sien, le Carré saisit le mot, l’accent, le geste, le détail vestimentaire qui déconcerte ou fait fonction de révélateur. Il sait restituer en quelques mots l’amabilité orientale d’Arafat, sa barbe qui sent le talc, la douceur de ses mains, ou l’autoritarisme sadique de Mme Thatcher…
Il a évidemment aussi beaucoup à dire, dans d’autres « histoires » du Tunnel, sur le rôle des services secrets, sur le monde du cinéma (à l’occasion du tournage de films tirés de ses romans), ou sur les voyages périlleux qu’une recherche documentaire pour son œuvre l’a forcé à effectuer. Mais les aspects de son existence à propos desquels on espérait des éclaircissements, c’est-à-dire ses propres activités d’espionnage, sa vie affective, ses prises de position parfois controversées, sont passés sous silence. Le Carré reste toujours disert, intéressant, aimable (sauf en ce qui concerne Kim Philby, compatriote et agent double, pour qui il nourrit une détestation particulière) mais extrêmement discret. De fait, la biographie de Sisman nous en apprend plus sur son éducation, ses mariages, ses enfants, ses aventures amoureuses, ses relations avec autrui, ses erreurs, ses revenus que Le tunnel, qui cependant précise par touches nuancées la personnalité de le Carré, en particulier dans l’intrigante section « Le fils du père de l’auteur » (déjà publiée sous forme d’article en 2002). Y est abordé ce qui selon l’écrivain a façonné sa manière d’être : son rapport avec « Ronnie, l’escroc, le mythomane, le repris de justice, et par ailleurs [s]on père ».
Avec une grande clairvoyance David Cornwell alias John le Carré analyse ce qu’il doit à ce père issu de la classe moyenne, jouant à l’aristocrate millionnaire, qui « était sur la liste des personnes recherchées pour fraude mais arborait son haut-de-forme gris dans l’enceinte des propriétaires à Ascot ». Un père aventurier, expert en arnaque, capable de charmer les gens comme de leur voler leurs économies, que sa femme quitta un beau jour pour l’un de ses associés, laissant derrière elle ses deux petits garçons : David, âgé de cinq ans, et son frère Toby, de deux ans son aîné. Un père qui n’hésitait pas, une fois son fils devenu célèbre, à se faire passer pour lui auprès des créanciers ou parfois auprès des femmes qu’il cherchait à séduire. Un père qui, toujours en mal d’argent, tenta une fois de le faire chanter en menaçant de révéler à son épouse (à lui, David) une de ses infidélités conjugales.
De Ronnie, Cornwell/le Carré a hérité une fascination pour le déguisement, la fuite, la duplicité et la traîtrise, en même temps qu’une méfiance généralisée vis-à-vis des autres. Avec une carrière d’agent du M15 et du M16 (les services de renseignement britanniques), puis d’auteur de livres d’espionnage, il a certainement su mettre à profit les leçons infligées par la duplicité paternelle et la trahison maternelle. Ainsi, à un moment, résumant avec humour les tourments de ses premières années, peut-il laisser laconiquement échapper : « L’enfance est le fonds de commerce du romancier, nous dit Graham Greene. De ce point de vue là au moins, je suis né millionnaire. »
Et pour contrer le malaise et l’incertitude de sa situation enfantine, David Cornwell est devenu excellent observateur. Pour tenter d’obéir aux injonctions paternelles contradictoires, il s’est fait caméléon. Deux qualités qu’ont tous ses espions. Forcé de paraître « upper class » dans les écoles huppées où son père l’envoyait (en négligeant de payer les frais de scolarité), il est demeuré admiratif de l’élégance et du chic des classes dirigeantes mais plein de rage devant la morgue et la corruption de certains de leurs membres, qu’il retrouva plus tard à la tête d’institutions comme le M16 dans lequel il s’était engagé. Cette furieuse ambivalence reparaît aussi à un niveau politique plus général. Le Carré, qui dans les années cinquante espionna ses camarades d’Oxford proches du communisme, n’a pas de mots assez durs pour l’Angleterre qu’il servait : la patrie en laquelle il voulait croire trahissait. Comme son personnage de George Smiley, le Carré est certainement un patriote déçu, non un cynique revenu de tout : il partage avec lui la même atroce déception de vivre la faillite d’institutions auxquelles, dans une grande mesure, il croyait, et celle de voir s’effilocher l’importance internationale de son pays. Pour le Carré, l’inféodation de la Grande-Bretagne aux États-Unis, qu’il vécut en tant qu’agent et qui n’a fait que s’accentuer dans la seconde moitié du XXe siècle et au XXIe, a représenté une catastrophe. Il la ressentait comme une nouvelle trahison.
Elle fournit à ses romans nombre de toiles de fond comme de situations tragicomiques. Elle cristallise une haine qu’il juge lui-même parfois déraisonnable. Peu perceptible dans Le tunnel, on peut en cerner les contours voluptueusement colériques dans une citation que fait Sisman de ses propos sur les espions de la CIA : « Je les déteste plus que je ne me déteste moi-même, plus qu’une gueule de bois. C’est le groupe que j’exècre moralement le plus : rien qu’à voir leur coupe de cheveux à la mormonne, rien qu’à devoir subir leurs entreprises de charme cousues de fil blanc et qu’à les entendre appeler l’Europe ‟Yurrp”, je suis pris de nausée. »
Ex-enfant multiplement bafoué, homme aux opinions politiques tranchées, Cornwell/le Carré hait le discours paternaliste de supériorité morale de l’Amérique, plus odieux à ses yeux que le cynisme impitoyable de sa vieille Angleterre. Il va jusqu’à penser que l’hypocrite bonne conscience des États et des régimes est le pire des fléaux, bien pire que les actes ouvertement criminels qu’ils peuvent commettre. Est-ce là encore une leçon apprise « grâce à » Ronnie et Olive Cornwell ?
Toujours est-il que Le tunnel aux pigeons offre, en entrant en résonance avec la biographie d’Adam Sisman, une lecture passionnante. Lu séparément, il est également fascinant car il donne la vision d’un homme et d’une carrière construits sur des ressorts contradictoires en même temps que celle d’un monde européen qui, après la Seconde Guerre mondiale, « aurait pu mieux faire » et a laissé passer sa chance de bien tourner. Tout cela nous est dit « tongue in cheek », pour notre plus grand plaisir.