Après le règne du tsar faible d’esprit Fiodor Ivanovitch (1584-1598), fils d’Ivan le Terrible (1533-1584), s’ouvre dans l’histoire russe ce qu’on appelle le « temps des troubles », période d’incertitude où les boïars se disputent le pouvoir. Celui-ci échoit d’abord à l’un d’entre eux : Boris Godounov, beau-frère de Fiodor qu’il avait d’ailleurs facilement supplanté pour, de fait, commencer à gouverner.
Alexandre Pouchkine, Boris Godounov. Trad. du russe par André Markowicz. Actes Sud, coll. « Babel », 141 p., 6,80 €
Le soleil d’Alexandre : Le cercle de Pouchkine (1802-1841). Choix, traduction, iconographie et présentation d’André Markowicz. Actes Sud, coll. « Babel », 663 p., 12 €
Le pouvoir politique de Boris Godounov est donc antérieur à son règne, plutôt court, qui va de 1598 à 1605. On soupçonne Boris de s’être débarrassé en 1591 du jeune Dmitri (né en 1582), trouvé égorgé : c’était le dernier fils du Terrible. Pouchkine va d’abord s’emparer de l’Histoire comme d’un complexe de passions individuelles. Pour ses besoins dramatiques et non dans la seule recherche de la vérité historique, il peint un Boris ambitieux et torturé par le remords et rallie la thèse du complot sanglant. Celle-ci n’est pas historiquement démontrée mais rejoint le sentiment populaire, que Pouchkine expose et explore : Boris Godounov devient un affrontement et l’entremêlement de passions individuelles et collectives. Le nœud des âmes et celui de l’Histoire ne font qu’un.
Pouchkine pose la question de la légitimité des tsars et donc du pouvoir. Elle est simple et renvoie tout aussi bien aux Romanov, Alexandre et Nicolas Ier sous lesquels vécut le poète : qui t’a fait tsar ? Les conditions d’arrivée au pouvoir de l’un et de l’autre posent problème. Toute prise du pouvoir en Russie tsariste, fût-elle héréditaire, est toujours passée par des chemins complexes. Elle a toujours été un nœud à dénouer. Et la Russie bolchevique, par la suite, n’est pas tant venue arranger les choses que les prolonger sinon les amplifier. Le crime encadre le pouvoir, et c’est comme si le peuple bousculé et abîmé ne demandait qu’à être abusé : Boris Godounov en est la relation et la démonstration. La question de Pouchkine est double : il interroge tout autant, à travers les passions collectives, la légitimité populaire. S’il y a le « qui t’a fait roi ? », il y a aussi « qui t’a fait peuple sans doute souverain mais peut-être aveugle ? » Pouchkine ne veut ménager personne. La légitimité d’une souveraineté, monarque ou peuple, n’est pas un gage de vertu.
Boris Godounov, bien sûr, ne fut jamais jouée du vivant de Pouchkine ; écrite en 1824-1825, la pièce ne fut publiée, dans une version censurée, qu’en 1831 et jouée pour la première fois en 1870, sous le règne réformateur d’Alexandre II, non sans quelques coupures imposées par les autorités. Dans la Russie soviétique, en 1982, une mise en scène de Iouri Lioubimov ne put voir le jour. C’est dire toute la complexité du message de Pouchkine ou toute sa limpidité, selon le point de vue où l’on se place.
Boris Godounov ne doit vraiment sa gloire qu’à l’opéra de Moussorgski (1869-1872). Or, avec Le malheur d’avoir de l’esprit (1825) de Griboïedov, c’est la première pièce d’un théâtre russe original, libéré de toute pesée extérieure. Jusqu’alors, comme le reste de la littérature, le théâtre en Russie était un art d’imitation, notamment de l’art classique français. Mais Pouchkine, tout pétri de culture et de langue française restât-il (une grande partie de sa correspondance est en français), ne s’en détourne pas moins et déclare prendre pour référence Shakespeare : « mais quel homme que ce Schakespeare [sic] je n’en reviens pas. Comme Byron le tragique est mesquin devant lui ! », écrit-il en juillet 1825 à un correspondant. Dans un brouillon de la même lettre, il insistait : « Lisez Shakespeare, c’est mon refrain… » Il écarte toute conception fabriquée, artificielle de la vraisemblance, toute vraisemblance de substitution, comme celle fondée sur la règle des trois unités : « Les classiques et les romantiques ont tous basé leurs lois sur la vraisemblance, et c’est justement elle qu’exclut la nature du drame. Sans parler déjà du temps etc. quel diable de vraisemblance y a-t-il dans une sale [sic] coupée en deux moitiés dont l’une est occupée par deux mille personnes, qui sont censées n’être pas vues par ceux qui sont sur les planches. »
Mais, plus loin dans la même lettre, il met en avant « la vraisemblance des situations et la vérité du dialogue – voilà la véritable règle de la tragédie ». En résumé : faire parler sur scène « avec tout l’abandon de la vie [1] ». Tout l’abandon de la vie : c’est l’écriture même de Pouchkine poète ou prosateur, la seule règle qu’il se donne. C’est pourquoi son drame ne se divise pas en grands actes qui se répondent et se font écho dans la cathédrale de l’Histoire russe, mais se déroule en une succession (souvent rapide) de scènes où l’espace et le temps sont étirés, de tableaux qui ne veulent saisir et fixer que les mouvements de l’âme individuelle ou collective, une âme déchirée à ciel ouvert, percluse de réticences et d’injustices, assoiffée d’elle ne sait quoi, et conduite elle ne sait où. C’est prodigieusement là, pourrait-on dire, au cœur même d’aujourd’hui : ça nous parle.
Les travaux historiques de Nikolaï Karamzine (son Histoire de l’État russe paraît entre 1816 et 1829) ont permis à Pouchkine d’interroger la Russie sur son invraisemblance historique : son passé, son identité sanglante et la nature du pouvoir. Pouchkine travaille sur deux plans. Boris Godounov est à la fois une tragédie collective (et la Russie y dresse les tréteaux de son drame permanent) et la tragédie individuelle du remords. On passe sans cesse de l’une à l’autre. Les héros vont à leur perte et la Russie, se demande-t-on, avec eux, où roule-t-elle ? Au début de la pièce, le peuple exige, sollicite et va chercher Boris pour lui remettre le pouvoir. À la fin, il le tue et laisse s’établir un faux Dmitri (qui aurait échappé à la mort), imposteur et usurpateur, tout en refusant de l’acclamer. Tout repose sur le peuple mais tout en même temps le manipule. Il cherche la lumière et envoie les ténèbres. Boris Godounov est la peinture d’une prise de conscience nationale qui n’apparaît pas pour autant libératrice. Prise de conscience d’un piège de l’Histoire qui s’est refermé sur la Russie et qui aujourd’hui ne paraît toujours pas ouvert. Il semble que l’histoire russe ait un péché originel récurrent : l’assassinat. Ou bien le tsar lui-même tue son propre fils (voir Ivan le Terrible), ou le fait torturer et mourir en prison (Pierre le Grand), ou bien encore laisse tuer son père (Alexandre Ier). Il pourrait y avoir d’autres exemples (dont Catherine avec son mari, le tsar Pierre III). L’histoire russe apparaît comme une souricière.
L’étonnant est que, dans ce piège, Pouchkine sente son âme « tout à fait développée » : « je puis créer ». Il y sera aussi broyé. Avec toute une génération : Delvig, Griboïedov, Küchelbecker, Lermontov, Milonov, A. Odoïevski, Ryléïev, Vénévitinov… Eux aussi développèrent leur âme et purent créer, mais pour être à leur tour broyés. Il faut les lire et lire à leur propos tout l’admirable travail de lien, de serrement et de ligature d’André Markowicz, qui a croisé et commenté noms et poèmes. Et tout cela n’est pas « une invraisemblance conventionnelle », tout cela n’est pas romantisme mais vie. Ni de circonstance ni d’accident, mais de profondeur et de sens que seule la vie peut donner à l’écriture. Au siècle suivant, Mandelstam, Akhmatova, Goumilev, Tsvetaeva, Essénine, Pasternak et tant d’autres connaîtront aussi le supplice et le broiement. Les deux se rencontrent autant dans l’exil que dans le refus même de l’exil, et par là dans ce qu’on appelle l’exil intérieur. Le broiement opère tout aussi bien dans l’adhésion au nouveau régime (Maïakovski). La Russie ne nous apparaît plus seulement comme un fait historique ou géographique mais aussi comme un fait moral. L’écrivain soviétique Guéorgui Vladimov, en 1983, dans une lettre au dirigeant d’alors Iouri Andropov, a résumé admirablement les choses : « Chaque matin on a des raisons de partir, et chaque soir des raisons de rester. Personne ne veut s’exiler ; personne ne le souhaite [2]. » C’est à ces conditions de conscience qu’un écrivain peut sans doute toujours écrire, en son temps et en son lieu, persécuté pour tout et pour tous.
À Pouchkine le dernier mot : « je suis loin d’admirer tout ce que je vois autour de moi ; comme homme de lettre [sic], je suis aigri ; comme homme à préjugés, je suis froissé – mais je vous jure sur mon honneur, que pour rien au monde je n’aurais voulu changer de patrie, ni avoir d’autre histoire que celle de nos ancêtres, telle que Dieu nous l’a donnée [3] ».
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Lettre à Nikolaï Raïevski fils, in A. S. Pouchkine, Polnoïé sobranié sotchiniénii – Œuvres complètes en dix volumes, édition de l’Académie des sciences de l’URSS, sous la direction de B. Tomachevski, Moscou-Léningrad 1949, Tome X Lettres, p. 162 et p. 650. La lettre est d’ailleurs reprise dans les documents présentés par André Markowicz en annexe de son livre.
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Le Monde, 21 janvier 1983.
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Lettre (également en français) à Pierre Tchaadaev, 19 octobre 1836, in Œuvres complètes en dix volumes, Moscou-Léningrad 1949, Tome X, p. 597.