Dans Poétique. Remarques, Jacques Roubaud rassemble 317 remarques sur la poésie, la mémoire, les nombres, le rythme, la contrainte, la forme… Si les remarques se répètent souvent, c’est pour mieux animer ce livre somme et dire tous les mouvements d’une pensée de la poésie à la fois exigeante et passionnante. Poétique. Remarques est un livre de mémoire, en ce que la poésie est intrinsèquement liée à la mémoire selon son auteur, transportant son lecteur avec vivacité entre tous les temps de l’écriture et de la langue. C’est un livre que l’on emporte longtemps avec soi, que l’on lit par petit bouts au fil des remarques, auquel on s’attache, et dont on aimerait se souvenir longtemps.
Jacques Roubaud, Poétique. Remarques. Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme, contrainte, forme, etc. Le Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, 25 €, 425 p.
Le recueil de remarques de Jacques Roubaud, ce « demi-siècle de réflexions dans une forme particulière de prose » peut accompagner son lecteur partout, longtemps. Il est de ces livres qui semblent avoir leur vie à eux, leur solitude magnifique, leur temporalité particulière, loin de la critique mais proche des lecteurs et de leur solitude singulière. Poétique. Remarques est un texte fort que nous aurions tort de ne pas explorer, de ne pas oser lire longtemps, lentement peut-être.
Jacques Roubaud a rassemblé en cinquante ans 317 remarques réparties au sein de 15 sections. 317 est un nombre premier, comme son palindrome 713. Or la poésie est liée pour Jacques Roubaud aux nombres, et plus précisément aux nombres entiers qui sont pour lui des images de la perfection. 317 s’approcherait donc, selon Roubaud, poète de l’Oulipo, d’un prodige mathématique et poétique. 317, comme le nombre de sonnets du Canzoniere de Pétrarque, comme le nombre fétiche du poète futuriste Khlebnikov, et comme un des « nombres de Perec ». Dès son avant-propos, Jacques Roubaud joue avec ce nombre qui se répète et glisse déjà entre Pétrarque, Khlebnikov et Perec, trois temps, trois langues. 317 remarques écrites durant cinquante ans et apposées sans date, images intimes, à la fois intemporelles et marquées à jamais par le temps passé. Le poète les répète, les réécrivant sans cesse, parfois telles quelles, parfois autrement : « Certains soutiennent que la poésie ne dit rien, rien étant pris au sens absolu, qu’est est un rien, un vide, un flatus voci, un simple bruit, une simple trace. Je soutiens résolument le contraire » (remarque 1264), « La poésie ne dit rien, mais ne dit pas le rien » (remarque 3173).
Le poète est conscient de ces répétitions et joue avec (« Mes remarques contiennent trop de répétitions. Mais je préfère maintenir les répétitions » (remarque 4751) ), comme un hommage à la poète américaine Gertrude Stein à qui il consacre une longue série de remarques, jusqu’à corriger l’erreur de Wikipédia et de ceux qui l’aiment aussi, sans jamais pouvoir l’aimer avec autant de justesse que Jacques Roubaud lui-même : « L’immense majorité des personnes qui, entendant le nom de Stein, citent le vers où elle parle de la rose, ou celles plus nombreuses encore, qui, sans faire référence à Stein, appliquent sa construction répétitive à d’autres objets, sont incapables de le faire correctement. Elles ne disent jamais : x est x est x est x mais x est x est x » (remarque 4501). Cela pourrait laisser transparaître un certain mépris pour « l’immense majorité des personnes », tout comme l’affirmation récurrente du « je » opposé aux « ils ». Mais ce que laisse surtout entendre Jacques Roubaud tout au long de ses remarques, est une exigence poétique d’une création singulière, au sein d’une communauté, qui viserait l’excellence (« La poésie doit être faite par chacun, non par tous » (remarque 2219) et une reconnaissance juste pour ceux qu’il admire.
Ainsi, c’est par la répétition de remarques semblables que la pensée du poète se déploie dans toute son ampleur et sa rigueur. C’est à travers elle et grâce à elle que le poète précise notamment sa pensée de la contrainte en poésie, l’illustre et la donne à voir : « Certaines contraintes ne peuvent pas créer un monde possible de poésie (de conte, de récit). Elles sont trop limitatives. Elles permettent tout au plus un petit village artificiel (exemple : contraintes des mots aux lettres dans l’ordre lexicographique). Elles posent un défi : réussir, malgré tout, à y faire vivre des récits, des poèmes » (remarque 2236). ». La contrainte, selon Jacques Roubaud, est créatrice de potentiels (« L’invention de la contrainte est la définition d’un monde possible de poésie » (remarque 2148) et revêt une « fonction stratégique » de lutte contre une conception trop facile de la poésie : « Les jeux oulipiens ont, en poésie, une fonction stratégique : lutter contre la conception magique de la poésie » (remarque 2158). Selon Roubaud, la poésie n’est en effet ni magique, ni partout : « Que dit le coucher de soleil ? rien. Dire que le coucher de soleil est poésie, c’est reconnaître que la poésie ne dit rien. Mais c’est confondre la poésie avec son effet intérieur. (…) » (remarque 3331). L’image du coucher de soleil est parlante, écho aux nombreuses photographies de ciels roses et couchers de soleil splendides qui circulent si facilement, comme par « magie », mais sans « poésie » sur nos écrans. Jacques Roubaud, pour développer une pensée que certains jugeront élitiste et hermétique, renvoie aux images de la vie de tous les jours, aux paroles de tous et aux poncifs les plus présents. Sa poétique qui se déploie en mouvement grâce aux répétitions et aux variations dans le temps, l’espace, les arts et les langues, est précise et délicate. Jamais elle ne se fige dans le passé ; c’est au contraire une pensée emplie de « potentiels », qui apparaît.
Lorsque Roubaud se préoccupe de la langue, il la questionne dans tous ses états, au sein de tous les temps. « La poésie dit ce qu’elle dit en le disant », (remarque 1268) affirme-t-il, empêchant toute forme de paraphrase autour de la poésie qui atteindrait ainsi une forme d’absolu, et d’extrême pour reprendre la réflexion (commentée dans Poétique. Remarques) de son ami Raymond Queneau qui écrit dans « L’instant fatal » : « ça a toujours kekchose d’extrême, un poème ». Mais si Roubaud questionne la poésie, il s’intéresse aussi à la langue de tous les jours, moins extrême et plus « molle », celle qu’il qualifie avec humour de « muesli » : « Les mots saisis, avalés par la mueslilangue, perdent toute leur visibilité » (remarque 2543). La langue muesli est la langue médiocre, politiquement correcte, qui s’érode et fait disparaître la singularité de chaque mot. Roubaud renchérit avec la « glam », acronyme qui renvoie à la « grande langue molle » qui « cache des massacres » (remarque 4396), proche de la « langue de bois » qui devient « langue de bûcher » et de la « langue de cire » qui « sert à boucher les oreilles », à « assurer l’oubli » (remarque 1933). Les acronymes inventés avec humour par Roubaud apparaissent alors comme des images puissantes, des métaphores d’une langue menacée, que seule la poésie semble pouvoir protéger : « La poésie préserve la langue. Met en conserves, en confitures, en monuments, le passé d’une langue » (remarque 3337). Là encore, Roubaud joue avec les images, permettant au lecteur de mieux saisir et de mieux se souvenir de ces remarques vives.
Tourbillonnantes, les remarques de Jacques Roubaud s’impriment en effet avec force dans la mémoire et apparaissent alors à la fois comme des lieux de mémoire qui luttent contre « l’effondrement de la poésie », et comme des petits espaces contraints, semblables aux vers d’un poème, où la langue « le désir-être de la langue retourne (versus) et répète » (remarque 2516). Les remarques de ce Poétique. Remarques surgissent peu à peu comme des images vibrantes de la mémoire, si avec Roubaud commentant avec émotion le poème « Mémoire » de Rimbaud, nous pensons que « La mémoire c’est dire : c’était cela, c’est cela ; et cela nous quitte » (remarque 2512). On comprend alors combien la mélancolie vive qui se dégage de Poétique. Remarques, porte en elle cette mémoire immense et mouvante de la langue, de la poésie.