Le Rire salvateur du Soleil

Au Théâtre du Soleil, la nouvelle création collective, dirigée par Ariane Mnouchkine, « en harmonie avec Hélène Cixous », Une chambre en Inde, n’est pas seulement un magnifique spectacle. Elle a pleinement réussi une entreprise des plus risquées : « Tenter d’être suffisamment courageux, intelligents, pour rire de tout ce qui nous fait peur. Et de nous-mêmes. »


Une chambre en Inde. Création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine. Jusqu’en avril 2017.


Une femme est allongée dans un grand lit, elle va rester dans cette position quasiment tout le temps de la représentation, parfois enroulée dans une couette, parfois cachée sous un oreiller. Le nouveau spectacle du Théâtre du Soleil a déjà été si souvent décrit, commenté, qu’on en oublierait presque l’audace de ce choix, la performance d’Hélène Cinque, la magnifique liberté, dans son autodérision, de la « cheffe » de troupe. Cornélia est et n’est pas Ariane Mnouchkine. Elle n’est pas une femme de théâtre mondialement célébrée ; elle n’est que l’assistante du directeur Constantin Lear (prénom emprunté à Tchekhov et nom à Shakespeare), totalement désemparée, chargée en Inde de toute une équipe et d’une production, après la disparition du metteur en scène. Mais elle est aussi l’incarnation de « ce doute, ce sentiment d’impuissance », régulièrement exprimés dans le « Journal de répétitions », de la tentation du découragement, transposée autrement par l’absence de Constantin Lear. Peut-être garde-t-elle trace aussi de l’attente d’une fille tributaire, en 1993, d’un appareil archaïque, pour recevoir en Inde des nouvelles de son père mourant. Peut-être hérite-t-elle d’un goût pour les fleurs de Bach, d’une nervosité au téléphone, d’un rejet des questionnaires administratifs.

Après les attentats de novembre 2015, Ariane Mnouchkine s’est interrogée sur son projet de départ en Inde, terre nourricière de sa pratique. Mais elle a tu ses doutes, s’est obstinée et a emmené à Pondichéry une dizaine de comédiens, rejoints par toute l’équipe, administrative et technique. Sur place, la création collective s’est enrichie de l’apport du Theru Koothu, très ancien théâtre populaire tamoul, joué par et pour les basses castes. Elle a bénéficié de « la participation exceptionnelle » de Sambandan Thambiran, héritier de cet art, présent dans sa famille depuis cinq générations. A partir de février 2016, le travail à partir des improvisations s’est poursuivi à la Cartoucherie pendant plus de huit mois, jusqu’à la première, reportée au 5 novembre, du spectacle passé de six heures à environ quatre, avec entracte. Peut-être cette réduction de la durée s’est-elle faite au détriment de l’apport d’Hélène Cixous, peu sensible dans le texte, supplanté par l’ « écriture de plateau ».

Création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine. Jusqu’en avril 2017.

Une chambre en Inde © Michèle Laurent

En juin 2016, dans une lettre au public, en attente de la nouvelle création du Soleil, Ariane Mnouchkine évoque « une pauvre troupe de théâtre, désespérément en quête d’un théâtre résolument politique et contemporain. » Elle a atteint cet objectif de la manière la plus audacieuse, par le rire. Le spectacle débute dans un registre explicitement farcesque, avec des effets de répétition : Cornélia alterne les va-et-vient précipités entre la cuvette des toilettes et les appels, venus de France, d’Astrid, administratrice de la compagnie. Bientôt le comique prend tout son sens :  «  faire rire le public de ses peurs. » Il est explicitement conseillé par Shakespeare (Maurice Durozier), apparu avec son petit page (Dominique Jambert) : « Se moquer des méchants ». Il est souhaité par Anton Tchekhov (Arman Saribekyan), accompagné des trois sœurs, qui déplore les mises en scène dramatiques de Stanislavski. Brecht, lui, n’apparaît pas à Cornélia, mais il préfigurait avec La résistible ascension d’Arturo Ui ce choix d’exposer au ridicule ceux qui terrorisent : «  Les auteurs des grands crimes politiques ne sont surtout pas de grands criminels politiques. » Ainsi la préparation d’un attentat conduit à « faire rire avec cette bande de crétins de talibans », qui négocient leur participation en fonction du nombre de vierges promis. Le tournage d’un film permet de déployer le drapeau de Daech sur le plateau, de montrer un bourreau qui multiplie les lapsus, oblige à de nouvelles prises et finit par remplacer la victime. Des dignitaires saoudiens se présentent comme les champions de droits de l’homme, et plus encore des femmes. Le féminisme d’Ariane Mnouchkine se manifeste autrement dans différentes scènes, inspirées par la situation des femmes en Inde : pères qui privent leurs filles de liberté, d’éducation, ou les vendent à des proxénètes, frère qui fait disparaître l’amant de sa sœur…

Ce spectacle, exceptionnellement courageux, est aussi magnifique. Après le contrôle assuré avec humour et fermeté, par les interprètes, membres de « The Grand Bazar Police Security Brigade », l’accueil, à la porte, d’Ariane Mnouchkine, l’entrée dans la première grande nef fait pénétrer dans cet espace d’harmonie propre au théâtre du Soleil, déjà empreint de la présence de l’Inde. « Cette chambre me paraît située au centre même du monde » écrivait Virginia Woolf. Celle de Cornélia, dans la « Guest House » de Madame Sita Murti semble au cœur de «  ce pays terrible mais fabuleux ». Côté cour, elle s’ouvre par des portes-fenêtres, côté jardin par des fenêtres, protégées par des persiennes qui n’empêchent pas l’irruption de deux singes, laissent passer le bruit des manifestations, la poussière et la fumée d’attentats. Autour du lit apparaissent les « visitations » de Cornélia, sources d’inspiration pour la préparation de son spectacle. A plusieurs reprises, se déploient des scènes du Mahabharata , « le viol de Draupadi » ou « la mort de Karna », dans la tradition du Theru Koothu. Alors se joignent à la musique, toujours jouée en direct par Jean-Jacques Lemêtre, musiciens et chanteurs, le chœur formé par les quarante membres de la troupe, emmenée par Duccio Bellugi-Vannucini, omniprésent.

La beauté visuelle, la magnificence des costumes et des lumières, la maîtrise des rituels restent indissociables des spectacles du Soleil. Mais, au delà de cette évidence, Une chambre en Inde se confronte à la question fondamentale : « À quoi sert le théâtre ? ». Face au « chaos », Ariane Mnouchkine la pose de deux manières, par le sentiment d’impuissance chez Cornélia, par la fuite de l’absent, le metteur en scène Constantin Lear : « Lui, au crépuscule de sa vie, n’a pas trouvé de réponse. «  Elle n’a pas éludé sa propre interrogation, mais elle apporte une résolution, en exorcisant les tentations passagères, en en faisant spectacle, un de ses plus grands. Et elle propose un contrepoint aux séquences de « farce très noire » : une scène de Richard III, jouée dans une cave d’Alep sous les bombes.

À la Une du n° 22