Signé Helene Hanff, le roman épistolaire 84, Charing Cross Road, qui retrace les liens entre une cliente américaine passionnée de littérature anglaise et son fournisseur londonien, enchante par sa vivacité d’esprit et sa chaleur d’échange. Sortie en 1970 à New York et en 2001 en France, aujourd’hui coiffée d’une préface de Daniel Pennac, cette correspondance des années cinquante célèbre avec un entrain réjouissant l’amour des poètes et des livres.
Helene Hanff, 84, Charing Cross Road. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie-Anne de Kisch. Préface de Daniel Pennac. Autrement, 181 p., 16 €
L’habileté d’une structure gigogne où s’emboitent auteur, personnage et lecteur abrite le dédoublement et le clin d’œil à l’autobiographie puisque Helene Hanff est à la fois le personnage principal – la lectrice – et l’auteur de ce roman joyeux qui connut un énorme succès de librairie à sa parution, au point qu’il fut monté au théâtre et au cinéma avec Anne Bancroft et Anthony Hopkins dans les rôles de la cliente new-yorkaise et du libraire de Londres, Frank Doel. Aujourd’hui, lorsqu’on reprend cette chronique épistolaire qui a pour toile de fond les États-Unis et l’Angleterre de l’après-guerre et pour moteur la passion des livres, on est frappé par un enthousiasme qui ne se laisse à aucun moment distraire par la lenteur des liaisons postales, on s’émerveille de l’appétit de littérature qui n’est jamais assouvi, en un temps où les lettres sont attendues comme un cadeau du ciel et où l’arrivée d’un colis fait événement.
Tout commence en octobre 1949. Helene Hanff, dans son petit studio minable du 14 East 95th Street, un immeuble en grès brun délavé, a vu dans la Saturday Review of Literature la mention d’un libraire spécialisé en livres anciens et épuisés. En Amérique, lui écrit-elle prestement, les livres anciens sont introuvables ou bien trop chers pour sa bourse plate d’« écrivain sans fortune » et elle s’empresse de joindre une liste urgente de livres à dénicher. La commande est traitée par FPD, p/o MARKS&CO, libraires du 84, Charing Cross Road, London WC2, avec diligence et compétence, une courtoisie tout anglaise, mais, au fil des demandes, des commentaires et des livraisons, va se nouer une complicité extraordinaire nourrie par l’amour des livres. Le plaisir des sens s’exprime, en germe dès la première réponse d’Helene à son correspondant inconnu : « Les livres me sont bien parvenus, le Stevenson est tellement beau qu’il fait honte à mes étagères bricolées avec des caisses à oranges, j’ai presque peur de manipuler ces pages en vélin crème, lisse et épais. Moi qui ai toujours eu l’habitude du papier trop blanc et des couvertures raides et cartonnées des livres américains, je ne savais pas que toucher un livre pouvait donner tant de joie. »
L’éclectisme des goûts de cette lectrice de scripts, qui finira par en écrire elle-même, réjouit par sa boulimie, sa fantaisie, mais aussi par ses attentes précises : Helene Hanff est amateur de poèmes d’amour élisabéthains, de critiques littéraires, d’anthologies, d’éditions rares ; et sa liste, quasiment inépuisable, comprend Hazlitt, Hunt, Landor, Austen, Jonson, Chaucer, Wyatt, tout comme des bibles ou Saint-Simon. Elle commente, elle houspille, elle remercie avec vivacité. À ce pouvoir d’émerveillement en présence des livres répond la magie de la librairie, dans son jus de septembre 1951 : « C’est la plus ravissante des vieilles boutiques, sortie tout droit de Dickens […] À l’intérieur, il fait sombre, on sent la boutique avant de la voir et c’est une bonne odeur mais pas facile à décrire – un mélange de renfermé, de poussière et de vieux, de boiseries et de parquet. Vers le fond de la boutique, à gauche, il y a un bureau avec une lampe, un homme y était assis, environ cinquante ans, avec un nez à la Hogarth […] Il y a des kilomètres de rayonnages. Du plancher au plafond. Ils sont très vieux et presque gris, comme du vieux chêne qui a absorbé tellement de poussière avec les années qu’il n’a plus sa couleur naturelle. Il y a un long rayon d’estampes […] et il y a aussi de ravissants magazines illustrés très, très anciens ». Gloire au libraire, discret et attentif dans son sanctuaire.
Du « Messieurs » et « Mademoiselle », les épistoliers vont passer, trois ans plus tard, aux prénoms, voire aux diminutifs et aux initiales, à l’apostrophe familière « salut Frankie » « Frank, Vous êtes toujours là ? », « Frank, AIDEZ-MOI »; bientôt les lettres s’émaillent de nouvelles personnelles, et la New-Yorkaise, au courant des rationnements britanniques, envoie des vivres, des bas nylon pour Noël et Pâques ; ses courriers sont attendus, tant et si bien qu’elle devient la coqueluche du 84, Charing Cross. En retour, elle reçoit une recette de Yorkshire pudding puis une nappe en toile de lin d’Irlande, bref l’amitié durable est scellée. Chaque lettre amène sa nouveauté effervescente, la volupté d’une reliure en cuir luisant, la camaraderie avec les précédents propriétaires, la dédicace sur un Bristol, l’émotion qui fait se confondre majuscules et minuscules. Tout à trac, Helene fait part de ses emballements : « je joins un billet de dix dollars pour ce truc, ce catulle relié en toile blanche – avec des signets de soie blanche en plus ! frankie, où TROUVEZ vous des trucs pareils ?! » Elle suit ses commandes : « p.s. : qu’est-il arrivé aux petits dialogues de platon ? », elle renâcle : « ce n’est pas le journal de pepys mais un minable recueil de MORCEAUX CHOISIS », elle demande des éclaircissements sur la parenté entre John Donne et William Blake, pour avouer : « de toute façon, je n’aime pas Blake, il a trop de vapeurs ».
Helene fume, Helene semble boire un peu certains soirs où dérape sa signature, mais elle a des principes : « acheter un livre sans l’avoir lu, c’est comme acheter une robe sans l’avoir essayée », réflexion qui trahit son érudition, sa connaissance des éditions et des classiques. Sans ambages, elle annonce : « M. de Tocqueville vous envoie ses compliments et me prie de vous annoncer qu’il est bien arrivé en Amérique. Il reste assis là avec un air supérieur parce que tout ce qu’il dit se révèle exact ». Helene, le plus souvent désargentée, sait bien qu’elle possède des trésors.
À l’époque des cadeaux, revenons sur son constat du 11 mai 1952, à la réception d’une belle édition anglaise du Parfait Pêcheur, commandée le 3 mars : « Quel monde étrange que le nôtre où on peut posséder une chose aussi belle pour le prix d’un ticket dans un grand cinéma de Broadway, ou pour 1/50 du prix d’une couronne chez le dentiste. » La chasse aux livres est ouverte.