Être pleinement dans sa vie

« Je me refuse obstinément à comprendre ce qui est recouvert de neige et entouré d’arbres dénudés », écrivait Anton Tcheckhov.


Anton Tchekhov, Vivre de mes rêves : Lettres d’une vie. Correspondance traduite et annotée par Nadine Dubourvieux. Préface d’Antoine Audouard. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 120 p., 32 €


Les Lettres d’une vie restituent au plus près, de la façon la plus forte, la plus passionnante, le regard aigu, empreint d’humanité exigeante, d’un Tchekhov revenu de l’île de Sakhaline, au large de la Sibérie, où l’a mené en 1890 un voyage insensé, une sorte de mania sakhalinosa infernale, un périple incompréhensible même pour lui, sinistre lieu de bagne, de brutalité, de déportation : « Douï est constamment plongé dans le silence. L’oreille s’habitue vite au tintement régulier des chaînes, au bruit du ressac, à la vibration des fils télégraphiques, tous ces sons ne rendent que plus vif le sentiment qu’il règne ici un silence de mort. […]  la vie y a pris une forme que seuls peuvent traduire les sons les plus atroces, les plus implacables, les plus désespérants ; et seule la chanson du vent abominable et glacé qui, venu de la mer, souffle dans la brèche peut chanter dans le ton ».

Anton Tchekhov, Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie

Anton Tchekhov à Melikhovo

Aucun mensonge, fût-il inconscient, aucune tromperie, ne saurait le détourner de ce qu’il décrit obstinément, jour après jour, joyeusement parfois, toujours humblement, exténué par toutes ses tâches, écrivant, soignant, s’occupant des uns et des autres jusqu’à l’épuisement, longtemps célibataire courtisant des femmes, des actrices inaccessibles, soucieux d’affranchir les plus humbles du tourment de l’inculture, de l’analphabétisme, de la pauvreté.

Il affronte le froid, la pluie, les intempéries d’une part, de l’autre la canicule, la poussière, les insectes, les incendies de forêt, enviant ceux qui prennent des bains de mer et vivent dans une maison bien chaude. « Dans ma remise il fait froid. Je voudrais désormais des tapis, une cheminée, des bronzes et des conversations savantes. Je ne serai jamais hélas disciple de Tolstoï. Chez les femmes, j’aime avant tout la beauté, et dans l’histoire de l’humanité – la culture que représentent les tapis, les équipages à ressorts et l’acuité de la pensée. »

Cette correspondance éclaire un monde où l’on broie du noir, où l’on boit trop d’alcool, où l’on s’ennuie, se morfond, ou l’on paresse ferme, où la tuberculose progresse sourdement, finissant de le tuer à quarante-quatre ans, où la maladie s’insinue, « détestable, abjecte. Pas la syphilis, mais pire – des hémorroïdes. […] Douleur, démangeaisons, crispation. Je ne suis bien ni assis ni debout, et une telle irritation parcourt tout mon corps que c’est à se pendre. J’ai l’impression qu’on ne veut pas me comprendre, que tout le monde est idiot et injuste, j’enrage, je dis des stupidités ; je pense que les miens pousseront un soupir de soulagement quand je m’en irai. La voilà, l’histoire ! »

Anton Tchekhov, Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie

Pour le reste, « tout va bien », écrit-il de Monte Carlo en 1897 à Maria Pavlovna Tchekhova, « rien de nouveau. La saison commence. Dans les jardins et les squares municipaux, on repique les fleurs. Les pâquerettes sont grandioses ».

Chacun peut juger de la beauté par le toucher, par la délicatesse, par l’humour déployé.

Chacun peut imaginer dès lors un « temps merveilleux, chaud, ensoleillé », un temps où les abricotiers, les amandiers sont en fleurs.

Ce serait une saison à laquelle « la légèreté, la fraîcheur, la grâce » de l’écriture épistolière donnerait à lire certains épisodes des nouvelles brèves de Tchekhov, voire laisserait apparaître certains de ses personnages.

S’entendraient alors la prononciation, la voix, la fantaisie propre de l’invention linguistique qui participent de l’expérience tactile, et en restitueraient l’oralité.

C’est comme s’approcher du feu, tel l’aveugle, pour sentir sa chaleur.

C’est comme apprivoiser une terre ingrate, une Russie lucide, pessimiste, une terre intense, paysanne, propice aux antagonismes, comme aux longs récits.

Certes, le constat est simple, sans détour : « nous ne sommes pas heureux. Le bonheur n’existe pas ; nous ne pouvons que le désirer ».

Pourtant, note-t-il, « il faut bien que je m’accommode de mon sort et vive de mes rêves ».

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