Poésie du monde : Gérard Noiret part en voyage sur les traces de poètes du monde, du Mexique à la Russie en passant par la Serbie, l’Allemagne et l’Espagne. 3ème épisode au Mexique, avec Pedro Serrano, dont nous publions également des inédits. Il nous explique ici comment « de ce partage entre ces deux mondes [ celui « de la solitude, celui du monde »] est né [son] rapport à la littérature. »
TURBULENCES
Ma vie s’est partagée depuis l’enfance entre deux univers : celui de la solitude, celui du monde. Dans ce dernier, je jouais au football, je me bagarrais avec d’autres enfants, j’allais à l’école, je mangeais avec mes parents, mes frères et sœurs, je me sentais à la fois protégé et perplexe. Dans le premier, je me promenais seul, à pied, à bicyclette, parfois à cheval, m’éloignant de ma famille et de l’espace social pour, loin d’eux, explorer mon monde intérieur. Rien ne venait m’interrompre sur cette île aux fluctuations étrangères et familières, où d’autres erraient, tout en prenant part à ce que je voyais, absorbé soit par les voitures et les passants, soit par les fourmis ou les arbres de la forêt. De ce partage entre ces deux mondes est né mon rapport à la littérature.
La lecture est ce territoire inconnu sur lequel je me suis aventuré sans le savoir et où je me suis reconnu. J’y suis entré pour la première fois dans le but d’échapper à l’ici et j’en suis sorti fort d’une souveraineté nouvelle. Depuis le premier livre que j’ai lu intégralement – Le Rêve de Jo March de Louisa May Alcott – jusqu’à celui que je viens d’achever – Chan Marshall du poète costaricain Luis Chaves – j’ai toujours eu le sentiment qu’au sein de cette mosaïque d’imaginaires que constituent les lettres certains de ceux qui appartenaient à d’autres finissaient par s’agréger au mien. Dans ce premier roman lu il y a plus de cinquante ans, il est un jardin qui m’habite encore, et tout autant que celui de la « Traduction libre d’un titre inédit », un poème extraordinaire du recueil que je viens de découvrir. Je suis ce que je lis.
Au commencement de l’écriture, il y a la lecture. Un être double en perpétuel dialogue, Hansel et Gretel incarnés en un même être, caillou après caillou, qui observe ce qu’il emporte avec lui et ce qui le ramène à son point de départ. Hansel enfermé par la sorcière, Gretel l’aidant à s’échapper. Grâce à un os ou un stylo. Extraction, rédemption. Chaque poème que j’écris naît sur la rive où les lectures, en m’arrachant au monde, m’ont déposé. Chaque poème finit sur le même rivage. Échapper à l’hostilité de la perplexité pour gagner un monde hospitalier. Le poème est ma façon de l’habiter. C’est ainsi que je deviens partie intégrante d’une communauté, dont je suis désormais la lecture même.
Et puis il y a la traduction, qui depuis l’origine inscrit l’écriture dans une continuité. Traduction pleine de méandres, incertaine lorsque nous croyons la saisir, en lui offrant, sous une apparence irréprochable, des reliefs et des contours le plus souvent invisibles. Traduire un poème fait advenir en moi un autre poète, inattendu, totalement neuf, aussi réel et légitime que lorsque je prends la plume en mon nom. Je ne suis plus moi, mais l’autre. Celui qui entre dans la traduction d’un poème commence là où il a été abandonné, dirais-je pour plagier Paul Valéry. Mais c’est toujours pour de nouveau l’abandonner, pour que d’autres Hansel et Gretel le recueillent comme un caillou et poursuivent leur chemin. La traduction prouve que le poème est collectif.
Récemment, après une lecture commune, le poète américain Tony Hoagland me disait qu’il ne s’était pas imaginé que je serais un bon poète. Comment quelqu’un qui publie un journal de poésie, enseigne la théorie de l’art, organise des rencontres de poésie, dirige un centre de la traduction littéraire, aime passer du temps avec ses enfants, s’intéresse à la politique et joue au football pourrait bien écrire, devait-il se dire. Sa réflexion m’a ouvert d’autres perspectives énigmatiques, comme si les espaces dans lesquels on se déplaçait étaient des orbites qui ne se croisaient jamais. L’université aux universitaires, la promotion culturelle à ses promoteurs, l’écriture aux écrivains. Pour moi, tout cela forme cependant un continuum d’apprentissages et de choix multiples.
Tout se passe comme si le centre vide dans lequel je frémis devenait soudain impossible à estimer, et le couvre-lit ou le patchwork qui me donne forme était illisible dans sa continuité, comme si l’on examinait avec suspicion la relation entre le coffre et tout ce qu’il offre aux regards de celui qui l’ouvre. Soudain lorsque une trame relie telle activité avec une autre, de nouveaux contours se précisent. Mon intérêt pour ce qui se publie dans d’autres pays, mon amitié avec des poètes de différentes langues, mon travail universitaire, l’intérêt que je porte aux étudiants que je rencontre, les traductions que j’ai faites, les recueils ou les essais que j’ai publiés, toutes ces activités se disqualifieraient les unes les autres. Et pourtant, il en a fallu du temps pour relier tout cela, pour accepter ce que je suis.
Un professeur d’université, cette fois, m’a fait observer l’année dernière que mon malheur était peut-être de n’appartenir à aucun groupe. C’est vrai en partie. Je n’ai jamais participé à un collectif, qu’il soit universitaire, littéraire ou politique, en revanche je me reconnais dans plusieurs communautés, j’ai le sentiment de faire partie de plusieurs mondes. Et j’ai désormais la conviction qui tout cela commence à dessiner un profil. Le domaine de l’écriture, qui est celui de la vie, nous appartient à tous. C’est le lieu où je marche, cueillant tantôt une herbe, tantôt un caillou. Les choses, qui depuis le début sont ce qu’elles sont, s’agrègent par accumulation. Comme les tourbillons de poussière qui laisseraient derrière eux leur empreinte. Dans tout ce que j’ai fait au fil du temps, se trouve ce que je suis.
Pedro Serrano
Traduit par François-Michel Durazzo
Dossier coordonné par Gérard Noiret