Auteur d’ouvrages politiques prolifique et séduisant, Daniel Guérin fut beaucoup lu par la génération soixante-huitarde. Même si son nom fut peu mis en avant, il exerça une influence profonde sur ceux qui se voulaient à la fois révolutionnaires et anti-autoritaires, quelque part entre anarchisme et trotskysme. En 1972, il publia cette Autobiographie de jeunesse dont le sous-titre, « D’une dissidence sexuelle au socialisme », explicitait bien le projet.
Daniel Guérin, Autobiographie de jeunesse : D’une dissidence sexuelle au socialisme. La Fabrique, 298 p., 15 €
Se proclamer homosexuel n’allait alors pas du tout de soi, en particulier du côté des militants révolutionnaires, ces « puritains rouges ». C’était aussi ouvrir la porte à un autre mode de militantisme, qui n’était peut-être pas vécu comme moins politique, celui du mouvement de libération homosexuelle. Guérin ne dit pas gay, mot qui ne s’était peut-être pas encore imposé au début des années soixante-dix, ou qu’il évite comme un anachronisme pour le temps de son adolescence.
On sent bien, à lire aujourd’hui ce livre que vient de rééditer La Fabrique – un éditeur plutôt centré sur la politique –, ce que cette proclamation de son homosexualité a pu avoir de libérateur pour ce père de famille de soixante-huit ans. Il faut toutefois reconnaître que la différence des époques fait que nous peinons à saisir en quoi cette affirmation de ce que l’on qualifie désormais d’orientation sexuelle put avoir de si lourd et difficile. En revanche, nous sommes sensibles à une autre sorte de coming out, qui aurait pu choquer davantage lorsque le livre fut publié la première fois, celui de son origine sociale : on est vraiment devant la très haute bourgeoisie, contre laquelle ce jeune homme ne se révolte guère et dont il excelle à faire sentir tous les charmes. Par comparaison, son presque contemporain auteur des Mots paraît de médiocre extraction, quoique le petit Poulou ait lui aussi joué dans les allées du Luxembourg.
Guérin ne nous épargne rien de ses émotions sexuelles d’enfant puis d’adolescent, de la masturbation quotidienne à l’extrême sensibilité pour les odeurs de sueur virile ou pour les objets en cuir. Nous apprenons aussi que le passage à l’acte avec une autre personne ne lui fut pas aisé, qu’il a beaucoup rêvé sur diverses jeunes filles sans oser leur faire connaître son désir. À la différence des autres fils de famille, qui se déniaisaient avec la bonne qu’ils engrossaient, lui le fit avec les ouvriers de l’entreprise familiale. Le futur révolutionnaire avait sans le moindre scrupule accompli son service militaire comme élève officier, regrettant seulement que ce statut lui rendît malcommode la consommation des beaux soldats de deuxième classe qui lui devaient obéissance. Les choses lui furent plus simples avec les ouvriers, car la famille avait décidé que ce futur patron devait commencer par faire l’expérience des tâches subalternes ; quoique de manière artificielle et provisoire, il se retrouvait ainsi à égalité avec ces beaux ouvriers au large pantalon de velours côtelé.
Vu la date de ce livre et les circonstances politiques dans lesquelles il fut écrit, on peut soupçonner son auteur d’en rajouter quelque peu : est-ce vraiment sa mémoire qui lui souffle que toutes les jeunes filles sur lesquelles l’adolescent a rêvé étaient « un peu masculines » ? Quant à cette insistance sur le cuir et la sueur, les beaux marins et les ouvriers musculeux, le lecteur d’aujourd’hui est tenté d’y voir un artifice d’écriture qui fait grand usage des stéréotypes de l’imaginaire homosexuel. Il ne s’agit pas là d’un reproche, pas même contre le fait de republier en 2016 un livre de 1972. C’est seulement que la distance temporelle change le regard, au point de rendre visibles des aspects qui ne l’étaient peut-être pas à l’origine, ou l’étaient beaucoup moins.
Guérin, en effet, insiste sur le fait que l’homosexualité n’était pas acceptée dans le milieu des révolutionnaires à qui s’adresse son livre. Il est mort en 1988. S’il vivait encore en notre temps où le « mariage pour tous » est entré dans les mœurs admises, il n’écrirait sans doute plus du tout la même autobiographie. Les faits retenus pourraient être les mêmes, pas la manière dont il les présenterait ni le sens qu’il leur donnerait. Écrit dans une perspective ouvertement politique, son livre est destiné à montrer par quel processus ce qu’il appelle sa « dissidence sexuelle » l’a mené au « socialisme ». Désormais, un sénateur-maire peut épouser son compagnon dans sa mairie d’Alfortville, si bien que la notion de « dissidence sexuelle » appliquée à l’homosexualité paraît relever d’une époque lointaine ; quant au socialisme au sens que lui donne Guérin, il n’intéresse plus personne. On peut regretter qu’il en aille ainsi, évoquer avec nostalgie le temps révolu où l’on pouvait être dissident – mais qu’y faire ?
La réédition de ce livre n’est pas inopportune, loin de là. Tout d’abord, et ce n’est pas peu de chose, parce que l’image qui ressort de son auteur est franchement sympathique. Ensuite parce que l’on découvre un milieu social privilégié où un jeune homme de dix-huit ans peut fréquenter des salons dans lesquels rencontrer Anna de Noailles, l’illustre poétesse tant admirée, et entretenir une correspondance suivie avec le romancier célèbre qu’est devenu Mauriac, avant de discuter avec Massignon. Enfin, et peut-être surtout, parce que l’on sent combien le début des années soixante-dix est désormais loin de nous. Le vieux révolutionnaire qui avait chanté – avec quel lyrisme ! – les louanges de l’anarchie décide alors de changer de combat, non qu’il se renie mais il lui paraît désormais que la revendication de son homosexualité peut et doit avoir une portée politique, au point de participer à la création d’un certain « front homosexuel d’action révolutionnaire » dont le concept même nous est devenu étranger. Donc il écrit cette Autobiographie de jeunesse sur le mode d’une sorte de manifeste pour ce nouveau type d’action politique. Le maître mot est alors « dissidence ».
Mais le contenu de son livre ne donne nullement cette impression. Daniel Guérin n’y présente pas sa sexualité comme une dissidence : dès lors que – pas très tôt, du reste – il a compris de quel côté le portait son désir, il l’assouvit et cela ne paraît pas lui créer la moindre difficulté, pas même avec sa famille puisqu’à cette occasion son père (une très belle figure de ce livre) lui révèle avoir des désirs du même ordre. Ce n’est donc pas sa « dissidence sexuelle » qui le conduit vers le « socialisme ». C’est quand il découvre la réalité du colonialisme au Levant, à Djibouti puis à l’occasion d’un voyage en Extrême-Orient, que ce jeune bourgeois de vingt-cinq ans, jusque-là très vaguement révolté, effectue sa mue politique et se convertit à un « socialisme » encore assez mal défini. Il délaisse alors la lecture de Baudelaire et de Massignon pour mener ses « travaux d’approche en direction du socialisme », s’intéresser à Marx, Kautsky, Trotsky, mais aussi Sorel ou Gandhi, s’interroger sur le « socialisme par en haut » de Lénine et celui « par en bas » du syndicalisme révolutionnaire. Sa conversion n’est pas que livresque: il va vivre dans un quartier populaire, il se fait embaucher sur un chantier du bâtiment.
Quand le mot révolution est revendiqué par un Emmanuel Macron et que plus personne ne perçoit les homosexuels comme des dissidents, ce livre, écrit au début des années soixante-dix pour raconter la mue idéologique d’un jeune bourgeois des années vingt, tire une bonne part de son charme de son éloignement même, raconté dans une langue qui n’a pas vieilli.