Poésie du monde (4) : inédits de Marci Vogel

En attendant Nadeau publie deux poèmes inédits de Marci Vogel. Née à Los Angeles en 1965, elle est l’auteur notamment de At the Border of Wilshire & Nobody, lauréat 2015 du Howling Bird Press Poetry Prize. Ses écrits et traductions paraissent dans de nombreuses publications littéraires aux États-Unis. Elle a récemment contribué à la série Jacket2 « Une poétique de l’étrangère », et a séjourné à la résidence d’écrivains de Marney-sur-Seine, en France, dans l’Aube. Marci Vogel a également donné un entretien à Alain Borer dans le cadre du dossier « Poésie du monde », coordonné par Gérard Noiret.

MON PÈRE SUR LE PETIT ÉCRAN

Mon père était figurant

dans le film Les Dix Commandements

où il jouait le rôle d’un soldat

de pharaon, pas un esclave

mais pas non plus un affranchi. Il

ne faisait pas partie du peuple que Charlton

Heston conduit au pays de Canaan

à travers les flots vers la manne délicieuse,

à la surprise des poissons. Athlétique,

tanné par le soleil de Santa Monica,

mon père mangeait du pain de mie
Romain au petit déjeuner

et se trouvait en trop bonne santé pour servir

personne d’autre que le roi. Quand Moïse

s’approcha du buisson ardent

en brandissant les Tables

mon père était de retour dans son

Égypte intérieure, transgressant

au moins le premier Commandement : Tu

ne tueras point. Il était malin, mon

père, il trouva un nœud coulant, le passa

autour de son cou. Chaque année à Pâques

mon frère et moi étions autorisés

à veiller tard malgré l’école du lendemain

pour assister à l’apparition de notre père

à la télévision, où il avait abandonné son image

dans le désert Technicolor. Après toutes ces années

j’attends toujours, guettant une brève apparition

de sa belle silhouette.

Marci Vogel poèmes inédits

Marci Vogel

PANORAMA DE LA 405 (1)

1. On prend par le Nord, on franchit

le pont de Mulholland, la passerelle automobile, les nuages, puis on passe l’immensité des aires de stationnement et des boutiques de colifichets, loin de l’océan,


un monde de platitude entouré de montagnes. Arrivant en Californie par le train, ma mère s’émerveille de voir à quel point l’on peut changer d’altitude en ce bas monde. Avez-vous la moindre question à poser ? Posez-la maintenant.

2. Que faisons-nous au juste quand nous sommes censés conduire ? Écouter du jazz, écouter avec son corps tout entier. Écrire des poèmes dans notre tête ou même sur un papier. J’ai vu un jour une femme qui lisait au volant, non pas sur un Blackberry mais un vrai livre. Elle l’ouvrait puis le jetait en démarrant en trombe. Le plus fréquent : se passer du rouge à lèvre ; examiner les dents, les oreilles, la langue. Faire l’amour. J’ai essayé une fois les exercices de méditation pour personnes stressées, sauf la partie où l’on ferme les yeux. Tout au long de la 405, puissions-nous être protégé de tout dommage intérieur et extérieur ; puissions-nous être heureux ; puissions-nous nous sentir bien.

3. De la 405 à la vallée

la route est cabossée, creusée de nids de poules

le coin est tout entier à réparer. Était-ce bien Rome

qui inventa les voies, un réseau de pavés où circulaient ses charriots ? Nous l’empruntons au-delà de la vie, longeant l’endroit où l’on incinère les défunts et d’où l’on voit l’autoroute. Il paraît que les gens sont réduits en cendre avant le petit déjeuner. Le trafic s’intensifie à Pyramid Lake. Je vais voir les pas gravés au flanc de la colline, ceux qui montent et ceux qui descendent.

4. Si tu pouvais prendre Un seul mot dans la paume de ta main Quel serait-il ? Nuage, d’où découle toute l’histoire : pluie, sang, soixante-dix pour cent de notre corps. Les longues herbes généreusement se déplacent afin que nous puissions voir le vent en voyageant avec les fenêtres fermées.

5. Le ciel, un champ

de blanc. Ouvrez grands vos yeux

pour voir passer un camion rouge, les champs cultivés préparer leurs moissons, les oiseaux dans une spirale ludique

6. Ton esprit le ciel, ouverts sur l’autoroute 5 chaque pensée un camion qui passe, une forme de pouvoir, l’aqueduc dont l’eau serpente vers le sud, où tu pourras asperger ton visage pour te réveiller

7.

à la sortie du parking

un jeune homme avec un presse papier demande

« Voulez-vous aider à sauver le monde ? » Et je veux

bien, seulement j’ai oublié les sacs recyclables dans le coffre et la glace tourne en crème et je m’efforce de rester dans l’instant. Je charge la carte avance vers la femme dans la cabine, souris, lui tends

un ticket rose. La barrière se soulève, la voiture s’engage.

8. Parfois nous volons à travers le premier échangeur conçu par une femme, longs virages, « un ouvrage d’art modèle sur la carte, un monument posé contre le ciel, l’art comme expérience de balayage cinétique », écrivit quelqu’un qui s’y connaît.

Elle a déclaré qu’il a été construit pour maintenir la fluidité de la circulation à des vitesses élevées, de sorte que l’on n’a pas besoin de ralentir. Pour l’instant, nous sommes arrêtés au milieu du virage. Regardez par la portière : gratte-ciels, maisons, un temple dans la montagne.


  1. La « Four-O-Five », l’autoroute à huit voies qui traverse Los Angeles verticalement. NdT.

Marci Vogel

Traductions inédites d’Alain Borer

Dossier coordonné par Gérard Noiret


Retrouvez notre dossier « Poésie du monde » en suivant ce lien.

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