Voici la traduction d’un ouvrage de Peter Sloterdijk, paru en Allemagne il y a deux ans et que son francophile auteur a choisi de présenter aux lecteurs français sous ce titre, Après nous le déluge, qui lui donne un air familier, même si son sous-titre, Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique, affiche le sérieux de l’entreprise.
Peter Sloterdijk, Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique. Payot, 512 p., 25 €.
D’entrée de jeu le style de Peter Sloterdijk s’affiche à la recherche d’un effet de surprise. C’est bien de Mme Pompadour qu’il nous entretient, la maîtresse de Louis XV, conjurant par sa formule enjouée et insouciante l’assombrissement de la fête à l’annonce de la défaite des soldats français face aux troupes de Frédéric II de Prusse, en 1757. Mais la leçon qu’il en tire n’est pas celle, convenue, du témoignage de la frivolité d’une aristocratie appelée à disparaître, mais celle de la puissance d’une idée bientôt dominante, fille des Lumières, une idée qui place l’histoire sous la domination du futur. « Dans les écosystèmes mentaux de l’Europe » les rapports entre passé et futur se modifient, le « monstre » du nouveau s’annonce et, en France, le déluge se réalise sous les auspices de la Révolution avec le régicide et le nouveau calendrier républicain.
Le ton est donné : la perspective est large, qui englobe l’analyse du « hiatus révolutionnaire », dans les termes de Tocqueville, et décrit les conséquences psycho-politiques de la primauté de l’action sur la réaction, de la disqualification moralisatrice des pères, des rois, des aristocrates ; elle s’approfondit d’un saut en avant qui fait comprendre combien pèse ce présent-futur auquel souscriront, à des titres divers, le Trotski de la révolution permanente, le Mao Zedong du Yunan, le Sartre des Cahiers pour une morale, le Camus de L’homme révolté, tout comme les entrepreneurs libéraux promoteurs, dans les années 1980, de « l’innovation permanente »….
Auparavant ce sont des penseurs du XIXe siècle qui ont cherché à interpréter l’ère nouvelle. Joseph de Maistre, témoin de la Révolution, tolérée par Dieu, Tchernychevski, se demandant Que faire ? et enfin Nietzsche, dont l’insensé du Gai savoir proclame que Dieu est mort et que « nous tombons sans cesse ». Mais l’histoire s’est déroulée selon son cours nouveau et Sloterdijk en retient sept épisodes, sept dates, qui, pour lui, font sens. L’exécution du roi par le bourreau de l’ancienne monarchie, qui sert de toile de fond à Balzac dans Un épisode sous la Terreur, ponctue une séquence d’improvisation politique depuis une fuite en avant sans retour en arrière possible. Le sacre de Napoléon, lors duquel l’empereur, fils de ses œuvres, se couronne lui-même, consacre le principe de l’usurpation permanente, la nécessité de l’offensive permanente durant une décennie d’improvisation : « l’âme du monde » devait se soumettre à la Fortune. L’apparition du dadaïsme en Suisse en 1916 représente un « point zéro », un refus du sens hérité, le choix de la bouffonnerie et de la délégitimation du système. L’assassinat de la famille Romanov en 1918 s’inscrit dans le contexte de la fin de la Guerre mondiale et de l’expérience de la mort vécue par des millions de soldats, dont l’impossibilité de la démobilisation est formalisée par le fascisme en Italie et par Lénine en Russie. Ce dernier profite du traité de Brest-Litovsk pour mener « une guerre de suite » et réaliser une « opération commando » de prise du pouvoir, – sans, ultérieurement, organiser le procès du tsar.
En 1938 des procès sont en revanche organisés à Moscou, par un pouvoir totalitaire visant non la révolution mais la terreur permanente, une forme de guerre de suite contre les fondateurs du régime : ce sont les enfants de la révolution qui dévorent leurs prédécesseurs. En octobre 1943, Himmler, dans un de ses Discours secrets, félicite les SS pour la force morale dont ils font preuve dans l’exécution de leurs crimes, remplissant ainsi leur devoir afin d’édifier le Reich millénaire ( ce dont il doutait lui-même puisqu’il ne se séparait pas de sa capsule de cyanure) et Sloterdijk fait le rapprochement avec le discours de Mikoyan en 1937, pour le vingtième anniversaire du NKVD, rendant hommage à ses fonctionnaires qui s’étaient montrés à la hauteur, dans la lutte contre les ennemis de classe et les saboteurs… Une désinhibition et une perte du sens moral, comme trait d’époque, dénoncé par Koestler.
Enfin, changeant de domaine, Sloterdijk évoque l’année 1944 et la conclusion des accords de Bretton Woods afin d’éviter l’effondrement économique, et de garantir un ordre pacifique dans un monde en expansion permanente. Mais cette décision rationnelle, qui consacra la suprématie des États-Unis et de leur monnaie, reposait aussi sur des considérations non rationnelles comme la confiance, ou la foi, dans la valeur de l’argent et de l’or. La fin de la convertibilité en 1971, le 15 août, jour de l’Assomption de la Vierge, signa « la descente aux enfers de l’argent postmodernisé », détaché de toute valeur hypothécable. À la poursuite de la croissance, les États, les entreprises et les particuliers se sont surendettés, rendant le futur incertain. « Plus que jamais le cours des choses obéit à la loi de l’improvisation permanente, qui s’est alliée au business as usual ».
Sloterdijk ne s’en tient pas là : il reparcourt l’ensemble du processus de civilisation : du point de vue anthropologique et philosophique, l’entrée dans les Temps modernes, die Neuzeit en allemand, le temps nouveau, l’ère de la nouveauté, s’étire sur une longue période. Ce que le mythe, la littérature et la religion ont évoqué, sous des formes différentes, c’est la délégitimation de l’existant. Le christianisme comme religion du Fils fait passer de ce qu’on appelle religion chez les Anciens et qui assure la cohésion du groupe, à une forme de « filiarcat » (selon un de ces néologismes dont Sloterdijk est si friand) où chacun est responsable de son rapport direct au Père, sachant que Jésus n’est pas le fils de son père…. Il y a rupture avec la « moralité des mœurs », pour parler comme Nietzsche, et avec la transmission patriarcale, qui ne tolère pas la nouveauté, au profit d’une bâtardise où les individus sont toujours en attente de la bonne nouvelle. Sloterdijk en suit l’inscription dans l’histoire de l’Église et de ses fidèles, théologiens (« l’hystérique Augustin ») et mystiques divers.
Le thème de la bâtardise , au centre du Roi Lear de Shakespeare, donne lieu à de nombreuses variations autour de héros modernes, réels ou littéraires, d’auteurs qui ont accompagné le tournant antigénéalogique , dans le Nouveau monde (Jefferson, Emerson) comme sur le vieux continent, avec une mention particulière pour Stirner (L’unique et sa propriété), « prolétaire intellectuel… bâtard autogène », qui privilégie la consommation, et Marx/Engels, pour qui les prolétaires, qui ne sont rien, doivent devenir tout, grâce à la production, avant de pouvoir jouir de la consommation, dans le futur.
Le lecteur découvrira en lisant cet épais volume, à la construction circulaire, l’entrelacement des thématiques appuyé sur une masse de références ; il s’amusera du goût marqué de l’auteur pour les rapprochements insolites et les raccourcis provocateurs ainsi que pour les néologismes : le fréquent Selbst, « soi-même » en allemand, explique sans doute une tendance à multiplier les constructions avec « auto »: bâtardisation, amplification, déréalisation, etc. Il se demandera peut-être ce que Sloterdijk veut dire de notre présent posthistorique, et ce qu’il pense des Enfants terribles des Temps modernes (le titre original de son livre). Dans la presse allemande, il y a quelques mois, il a provoqué une polémique par sa violente critique de la décision de la Chancelière Merkel d’accueillir un million de réfugiés ; il a condamné cette politique des frontières ouvertes comme le résultat d’une improvisation, et, dans plusieurs textes, il a utilisé d’autres thèmes mis en œuvre dans ce livre, comme la phobocratie ou « pouvoir de la peur ». Ulcéré par « les commentateurs aveugles aux nuances », il a plaidé, venant « de la gauche universaliste », pour un « conservatisme de gauche » (Linkskonservatismus), qui n’a rien à voir avec un quelconque national-conservatisme, mais qui « fait droit à des intérêts particuliers protecteurs ».