C’est l’histoire d’un mec

Dans son précédent livre, La lune dans le puits, François Beaune faisait état de ses origines auvergnates et évoquait l’un des plus grands comiques natifs de la région, Fernand Raynaud. Dans les années soixante, cet artiste de music-hall et comédien racontait la France, ses provinces, ses villages, ses bistrots, mais pas seulement. Il suffit de songer à un sketch comme « Le boulanger » pour sentir l’esprit caustique qui perçait sous l’apparent bon sens, sous la bonhomie. Une vie de Gérard en Occident met en exergue Giono, Rabelais et Coluche. On est souvent très près de ce dernier, question de fidélité à une certaine langue.


François Beaune, Une vie de Gérard en Occident. Verticales, 288 p., 19,50 €


Le Gérard dont il est question, et qui ne cesse de parler tout au long du roman, a en effet le phrasé, la langue et les images ou les métaphores de Coluche. Il reprend le personnage, inventé par le comique des années quatre-vingt, qui entendait son père lui faire la morale, le juger et le critiquer, de façon interminable. Gérard, on ne le connaissait pas ; il était une certaine jeunesse française, encore préservée des pires maux qu’elle a connus depuis. Elle était rigolarde comme une « une » de Charlie Hebdo, n’était pas aussi frileuse et inquiète que celle d’aujourd’hui. Le Gérard de François Beaune est peut-être celui qui prend la parole face à son père pour parler du pays. En l’occurrence, la Vendée.

Gérard parle à Aman, un réfugié érythréen que sa femme Sylvie et lui hébergent dans leur maison, à Saint-Jean-les-Oies, autrement dit Triffouillis les Sapinières. C’est l’heure de l’apéritif et on attend Marianne, la députée locale, venue rencontrer des « vrais gens ». Tous ces paysans, villageois ou ouvriers des petites entreprises locales que Gérard a conviés, confiant à Dédé, son frère, le soin de préparer les agapes. Mais le temps passe, on attend, et personne ne vient. Qui lira saura, comme toujours.

François Beaune Une vie de Gérard en OccidentAman, on ne l’entend jamais ; on l’imagine. Il a eu la chance de vivre dans une dictature pire que l’Éthiopie, ce qui lui a permis de la fuir et d’obtenir une carte de séjour. Gérard l’apostrophe de temps à autre, pour savoir comment se déroulent les élections municipales en Érythrée ou lui demander si à Calais on lui a fait écouter « Né quelque part », un « hymne pour remotiver » de Maxime Le Forestier. C’est ainsi que Gérard perçoit la politique. Il faut dire qu’il ne connait pas beaucoup le monde, à l’exception des trente kilomètres qui entourent son village, de La Roche-sur-Yon, où vivent ses enfants, et de l’ile d’Yeu où il a rencontré Sylvie. Il a certes voyagé en Ukraine, avec la chorale, et a été très impressionné par les jeunes femmes locales en été. Il a aussi vu des Rembrandt aux Pays-Bas et a admiré chez le peintre son travail d’artisan. Gérard est sensible à la beauté, sensible tout court ; il est émotif, pleure quand quelque chose le touche et c’est l’un des traits singuliers du personnage. Il ne correspond à aucun cliché, ne ressemble à rien de prévisible, n’incarne rien. Ainsi peut-on comprendre le titre du roman. Une vie de Gérard en Occident : un natif de Vendée qui vit entre 1960 et nos jours n’est pas un « Français moyen ». Ou bien il n’y a pas de Français moyen, seulement des exceptions, des singularités. C’est l’une des raisons qui rendent ce livre si attachant.

Une autre raison tient à l’art du récit de François Beaune. La lune dans le puits était un formidable vivier d’histoires, de toute la Méditerranée. Il y manquera éternellement des pages syriennes ou libyennes, mais ce que ce livre disait des autres lieux qui brillent autour de notre mer natale reste fort, plein de vie et d’émotion. Or Gérard est aussi un conteur, avec sa gouaille, son naturel. Il raconte ses débuts d’apprenti charcutier, ses divers emplois, un travail sur les marchés à Paris, les abattoirs, puis, la crise venant, les licenciements dans l’agro-alimentaire, des boulots ici ou là, plus de trente contrats à mi-vie, mais toujours quelque chose. Et puis les voisins, les amis, les paysans du coin, ceux de la FNSEA qui fonctionnent comme une mafia pour produire de la « merde » et Jean-Paul qui s’est associé avec son fils Pierre pour faire du bio.

On ouvre le roman sur une histoire tragique, avec Rosette, la petite serveuse, qui se servait en petites pièces dans la charcuterie qui l’employait, et qui n’a pas supporté d’être convoquée par son patron. Comme dans bien des sketchs de Coluche, on croise des gros fainéants qui regarderaient volontiers l’horloge pour ne pas qu’on la vole, et il y a les figures, les grandes gueules. Patrick, ex-forgeron qui n’a peur de rien. Sa clientèle ? « ses copains paysans, cinquante ans, triple pontage coronarien, tous éminents spécialistes du Ricard et de la descente au Pas de la Case », qui vivent dans un monde bien à eux.  Il apprécie aussi Alain, « qui sait compter et met un point d’honneur à ne pas arriver le soir au camping pour économiser une nuit d’hébergement. Il y en a sous l’édredon », explique Gérard. Côté culture, Alain ne va pas chercher trop loin et, en bon amateur de tentes et de caravanes, il s’est offert la trilogie avec Patrick Chirac en DVD. Quand il arrive au camping, il hèle un copain et entre le diaporama et le Ricard la soirée est longue. Geffroy, son beau-frère, « un succès vivant et incarné », lui plait beaucoup moins. Bernadette, fan de Philippe de Villiers et désormais électrice de Le Pen, mariée à un ancien d’Algérie, est plus complexe et attachante que ce qu’on vient d’en dire ne le laisse paraître. C’est l’humanité qui défile, avec ses ombres, ses fragilités. Et ce dans des histoires, des histoires à n’en plus finir, qu’Aman semble écouter sans jamais les interrompre.

Mais ce roman traduit aussi un ancrage. Après qu’on a lu Une vie de Gérard en Occident, on a envie de prendre le train ou la voiture, carte en main, pour explorer cette Vendée qu’il décrit. La Vendée des marais, poche protestante et progressiste, différente de celle du bocage, catholique et conservatrice. La Vendée du Puy du Fou, entreprise raillée parce qu’elle fait travailler des bénévoles sous prétexte que la passion justifie tout (y compris la défense de la cause vendéenne), la Vendée des petites entreprises qui semblent à l’écart de tout ce qui se passe en France, à tous égards, la Vendée qui a élu pendant des années à la mairie de La Roche-sur-Yon Jacques Auxiette, un « communiste » aux yeux des irréductibles.

Avec l’ile d’Yeu, la Vendée cultive aussi une exemplarité qu’on méconnait. C’est le « baromètre du monde ». Dans ce lieu, celui de l’ultime exil de Pétain, on a encore de la tendresse pour l’homme de Verdun et l’on vote souvent Front national avant la France entière. De même que La lune dans le puits explorait des espaces divers par des récits multiples, ce roman plonge dans un microcosme. D’où la référence à Rabelais ou à Giono, deux écrivains d’une terre, voire d’un terroir. Toute l’œuvre de l’écrivain de la Renaissance se déroule dans un espace limité en bord de Loire, celle de l’auteur de Regain dans une partie bien précise de la Provence. Dans les deux cas, comme souvent chez les grands romanciers, le microcosme éclaire ou révèle le macrocosme. Mais raison gardons avec François Beaune, pour simplement reconnaitre qu’il construit un projet cohérent, à partir de lieux précis, d’une géographie déterminée, et que ce n’est déjà pas si mal. Ajoutons, et ce n’est pas qu’un détail dans un temps comme le nôtre, qu’on s’amuse beaucoup avec Gérard, et avec un narrateur facétieux qui propose une carte du menu en guise de sommaire. À table !

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