Combien de romans français peuvent-ils se lire d’une traite, comme on lisait autrefois les Histoires comme ça de Kipling ou le Conte de Noël de Dickens ou les Contes du chat perché de Marcel Aymé ou l’incomparable Alice de Lewis Carroll en deux tomes, dont le premier est si divertissant, le second si angoissant, tous textes qui sont de merveilleux récits pour enfants, mais qui sont d’abord des chefs-d’œuvre littéraires ?
Éric Chevillard, Ronce-Rose. Minuit, 141 p., 13,80 €
Avec Ronce-Rose, Éric Chevillard vient de réussir cet exploit : faire de la grande littérature avec un mixte étrange et fascinant de fable allègre et de thriller funèbre qu’il est « si doux » d’écouter « quand les branches d’arbres sont noires », comme le murmurait Alfred de Vigny.
Car c’est là une rêverie à partir de l’enfance vécue (par l’enfant), retrouvée (par un père qui n’a pas oublié d’où il vient), une rêverie improvisée le soir afin d’étancher l’« insatiable curiosité » de « l’enfant d’éléphant » avide d’entendre des histoires charmantes et horribles, seules capables de stimuler la faculté, qu’il possède encore à l’état superlatif, celle de l’imagination.
Comme chez Kipling, il s’agit ici de charmer une petite fille déjà grandette, « best beloved », mais cette fois en se mettant à sa place par un subterfuge d’écriture, en devenant elle, en la transformant en écrivaine qui tient son journal, à la manière de Chevillard nourrissant depuis 2009 les volumes successifs de L’autofictif publiés à L’Arbre vengeur.
Autofiction, en somme, par fillette interposée ? Point du tout, même si l’auteur, un fichu Frégoli, tout comme l’un de ses personnages, Mâchefer, n’aime rien tant que se déguiser et tricoter des entourloupes. D’ailleurs, il a deux filles « dans la vie » ; alors comment faire pour les rassembler en une seule figure de fiction ? Qu’à cela ne tienne, son Alice à lui portera un nom double, Ronce-Rose, elle inclura une jumelle, en même temps son opposée, et réunira en elle deux âges proches mais distincts : une enfançonne encore près du moment où la culotte se substitue à la couche, qui joue en extase avec les mots mais en invente souvent le sens, qu’elle ignore ; une gamine déjà délurée cherchant à conquérir son autonomie et capable de ruser dans le monde des adultes.
Une Rose toute de candeur où déjà se glisse la Ronce du « je suis grande, qu’est-ce que tu crois ? » et du talent fort utile pour manipuler le réel. Ce double clavier – de langage en particulier – pourrait sembler artificiel. Il est si habilement sollicité qu’il enchante au contraire, et ne contribue pas peu, paradoxalement (Ronce-Rose adore les carambolages verbaux, pourquoi pas nous ?) à « l’effet de réel » du récit.
Mais, de même que la ronce et la rose allient l’épine et le parfum, la peau de pêche des blondes et la griffe sournoise, l’histoire greffe la douceur et la légère ébriété du « mot d’enfant » sur un fond de malheur, puisqu’au cœur de la fugue vagabonde d’une petite fille qu’on a laissée à la maison en lui enjoignant de ne pas bouger gît la réalité de la mort de ses proches, qu’elle constate par hasard sans vouloir tout à fait le comprendre, comme cela se produit en effet dans les faits divers les plus sombres.
Un remarquable dispositif scénique – une enfant élevée par deux représentants du « grand banditisme » interprète mal les indices de leur activité vraie – permet à la fois des éclats de comique, et l’on pense au jubilatoire Fantasia chez les ploucs (The Diamond Bikini de Charles Williams traduit par Marcel Duhamel dans la Série noire chez Gallimard en 1951), et des retombées grinçantes dans l’ordre du macabre à peine évoqué mais présent car il ne s’agit plus ici de production illégale de gnôle, comme chez l’auteur de polars américain, mais de règlements de comptes et de sang.
On s’en doute, pour Chevillard ce n’est pas l’anecdote qui importe, on est loin d’un quelconque naturalisme. Sous le récit plaisant, à travers la trame fictionnelle drolatique, une double angoisse se laisse deviner : celle de ce choc – « inévitable » du jour où l’enfant qui n’y croyait pas découvre sa propre mortalité (à cette révélation une mésange dévorée par un chat suffit) et surtout celle de la peur permanente, instinctive, du parent qui, pour sa progéniture, se met à craindre le pire dès sa naissance.
Mais on n’épuise pas aisément le foisonnement métaphorique d’un titre où la rose de l’imitation du parler enfantin dissimule (et révèle) la ronce qui envahit peu à peu une destinée de solitude et d’enfermement. Métaphorique de la duplicité d’un récit enjoué qui enrobe le tragique comme la ronce finit par étouffer la rose dans les jardins en friche où les plantes naguère cultivées (l’enfance choyée) sont condamnées à la sauvagerie par la mort du jardinier.
Dans une « coda » sèche et féroce de quelques lignes, fait irruption ce qui pourrait bien être la « réalité » aux durs pépins, une réalité textuelle bien entendu, machinée comme tout le reste. J’emprunte le terme « coda » à la chute d’un des meilleurs Robbe-Grillet, Topologie d’une cité fantôme, jadis publié chez le même éditeur. L’originalité primesautière et poignante de ce Ronce-Rose doux-amer ne l’empêche pas de s’inscrire dans le prolongement du Nouveau Roman dont la fécondité littéraire unique reste intacte, on le voit bien, à condition de placer l’art d’écrire là où il doit être : au-dessus de tout.
Autrement dit, Ronce-Rose, en ses 141 petites pages, est tout sauf un texte anodin. Les soubassements d’inquiétude de ce maître livre font éprouver au lecteur le poids d’une expérience authentique de la paternité. Mais ce sérieux ne cesse d’être porté (allégé) de bout en bout, sans aucune faiblesse narrative, par la richesse ludique singulière de la forme. Ce poids est dépourvu de toute pesanteur démonstrative, le récit se situant constamment dans les registres divers du poétique, ceux du conte rieur et cruel, sans lesquels les « drames » contemporains mijotés dans les cuisines éditoriales du racontar pseudo-romanesque sur papier ou sur écran ne sont qu’indigestes ragoûts.
Autrement dit encore – et surtout –, Ronce-Rose est au fait divers colporté sous l’étiquette fallacieuse « roman » par les neuf dixièmes des fictions actuelles ce que la Chanson de Roland était au ridicule incident de Roncevaux, où une arrière-garde de l’armée de Charlemagne fut accrochée – ça ne nous rajeunit pas – par une bande de pillards basques, incident qui, sans la littérature, aurait sombré dans l’oubli en dix ans. La littérature, la belle, ce qui nous reste quand nous sommes recrus de réel pédestre.
Imaginons qu’on vous donne – et quand je dis vous… – à traiter le sujet suivant : une fillette sans mère, délaissée par son paternel pour affaires, des affaires de repris de justice, part seule à sa recherche dans une ville du midi près d’un étang ou de la mer, elle ne le retrouvera pas et vieillira orpheline, développez sous forme de roman. Je vous suggère en ami – et quand je dis vous… – de plutôt continuer dans le reportage journalistique, vous risquez moins de vous vautrer. Mais enfin, Éric Chevillard a bien tenté, lui, cette gageure d’écrire un livre sur le canevas à pleurer d’une enfant perdue, et il a réussi, en exorcisant par là les fantasmes de tous les pères, ces héros des temps modernes comme disait Péguy ! Peut-être mais lui, voyez-vous, il a la grâce.