Le dimanche 21 août 1831, Nat Turner, également appelé « le Prophète », habitant du comté de Southampton en Virginie, se rendit dans les bois pour une réunion secrète avec Hark, Henry, Sam, Nelson, Will et Jack, esclaves comme lui.
Confessions de Nat Turner. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michaël Roy. Allia, 80 p., 6,50 €
À 2 h du matin, le petit groupe dont Nat avait pris la tête se dirigea vers la ferme de Joseph Travis, y pénétra et tua tous les occupants blancs. Pendant 36 heures, l’expédition meurtrière, à laquelle s’étaient joints une soixantaine d’autres individus – esclaves ou Noirs libres –, se poursuivit d’habitation en habitation, aboutissant à l’assassinat de cinquante-cinq personnes, pour les deux tiers des femmes et des enfants.
Dès le mardi, presque tous les insurgés avaient été faits prisonniers ou tués par la milice locale tandis que des représailles féroces s’exerçaient contre l’ensemble de la population noire. Nat Turner, seul des rebelles à être parvenu à s’échapper, survécut caché pendant plusieurs semaines. Capturé le 30 octobre, il fut remis au shérif de Jerusalem (la ville principale du comté), jugé, et condamné à la pendaison. Il fut exécuté le 11 novembre, comme l’avaient été en août ceux de ses compagnons qui avaient survécu jusque-là.
Peu avant son procès, Thomas Gray, jeune lawyer de trente et un ans (l’âge de Nat Turner) qui avait représenté en justice d’autres membres de la rébellion et questionné des survivants et des témoins, décida de recueillir les « confessions » de Turner. Conscient de la fascination que le meneur de l’insurrection exerçait sur le public, et donc du potentiel commercial d’un récit le concernant, il obtint l’autorisation de l’interroger, ce qu’il fit entre le 1 et le 3 novembre. Le texte qu’il rédigea à partir de ces entrevues et publia peu de temps après à Baltimore sous la forme d’une brochure intitulée Confessions de Nat Turner se vendit en quelques mois à 50 000 exemplaires.
C’est cet écrit, accompagné de ses propos liminaires et de ses appendices originaux, auxquels une postface contemporaine a été ajoutée, que publient aujourd’hui les éditions Allia – qui ont choisi de faire coïncider cette parution avec la sortie du film de Nate Parker inspiré par la rébellion, The Birth of a Nation. Si l’on peut aisément se passer des médiocrités hollywoodiennes de Parker, il serait dommage de rater le troublant opuscule de Gray, qui depuis une soixantaine d’années a suscité d’innombrables commentaires. En effet, ces quelques pages oubliées jusqu’en 1967, sauf des spécialistes, ne parvinrent à l’attention générale que grâce à William Styron, originaire de Virginie, qui en donna une version romancée dans Les confessions de Nat Turner. Le livre provoqua la fureur de nombreux intellectuels et écrivains noirs car il choisissait une intrigue, une conception de la personnalité de Nat Turner et des luttes d’esclaves au XIXe siècle, plus racoleuses que crédibles ; mais ceci est une autre histoire.
Les Confessions de l831, les « vraies », forment, elles, un étonnant petit livre. Venu du lointain XIXe siècle esclavagiste américain, il est aussi déroutant que fascinant, alors même que sa langue est stéréotypée, les événements rapportés et les traits de caractère du principal protagoniste peu explicités. Il intrigue, en particulier parce que l’on ne sait pas exactement ce qu’on lit quand on le lit : sont-ce les paroles de Turner à peu près fidèlement retranscrites ou la version ad hoc de Gray ? Le texte résonne évidemment, du moins en partie, de l’écho de la voix de Turner, mais dans quelle mesure ? Et c’est justement la tension entre ces deux discours qui lui donne un curieux attrait. L’autre, tout aussi fort, se dégage de la situation concrète, psychique et politique dans laquelle se déroule la scène (puisque le texte se lit comme une seule entrevue entre deux hommes). Rien ne saurait être plus éloigné que les situations raciale, sociale et psychique respectives des deux hommes en présence. D’un côté, un esclave, condamné à mort pour avoir organisé une rébellion ; de l’autre un fils de planteur blanc, propriétaire d’esclaves, partisan de « l’institution particulière ». Deux bons chrétiens, l’un nourri de textes bibliques apocalyptiques, l’autre bon paroissien.
Le point de vue de Thomas Gray est facile à imaginer, même s’il n’est pas explicitement énoncé. Sa future brochure se voulait sans doute un brin sensationnaliste, mais elle se donnait aussi pour but de rassurer le monde sudiste blanc terrorisé par les récents événements. Pour cela, elle devait laisser entendre que la rébellion était une aberration, qu’elle était dès le départ vouée à l’échec, confinée à un minuscule bout de territoire, et qu’elle se trouvait être le fruit de l’imagination « sinistre » d’un seul « fanatique », nullement représentatif de la population noire en général. Mais tous les efforts de Gray, et c’est particulièrement étonnant puisque qu’il tient la plume, sont vains car ils se heurtent à un bloc de subversion théologique prophétique – Nat Turner – qui refuse que sa personnalité et ses actions soient évaluées selon les schémas de la pensée éthique et religieuse que son interrogateur voudrait imposer.
L’univers mental du rebelle noir est incompréhensible au notable venu du riche monde blanc. (Peut-être l’était-il aussi pour certains membres de l’entourage noir de Nat.) En effet, Nat Turner est un prophète et un acteur de l’apocalypse (au sens biblique d’une fin du monde précédée de signes, suivie par une lutte entre le Bien et le Mal puis par l’avènement du royaume de Dieu). Fidèle au Très-Haut, Turner répond à son appel. « L’Esprit », qu’il définit comme « celui qui a autrefois parlé aux Prophètes », s’est manifesté à lui dès l’enfance et lui a « fait comprendre le destin exceptionnel auquel il était assurément promis ». Il lui a par la suite procuré une vision « d’esprits blancs et d’esprits noirs en train de se battre tandis que le ciel s’obscurcissait », et lui a indiqué que « le jour du jugement était proche ». Nat, porteur du message de Dieu a donc, confie-t-il, « commencé à habituer [les gens autour de lui] à l’idée que quelque chose était sur le point d’arriver qui aurait pour résultat l’accomplissement de cette grande promesse qu’on [lui] avait faite ».
Après d’autres signes encore, Turner a finalement vu dans les cieux que le moment d’accomplir sa « mission » était arrivé, mission dont il ne précise à aucun moment les modalités concrètes, comme il est naturel d’un point de vue prophétique puisque les messages de l’au-delà sont toujours donnés comme des énigmes. Il n’a cependant aucun doute de ce en quoi elle consiste ; c’est, dit-il, à une occasion, une « mission de mort ». Et lorsque Gray lui demande : « Ne trouves-tu pas à présent que tu t’es trompé ? » (« Do you not find yourself mistaken now ? », malheureusement traduit en français par: « Tu ne regrettes pas tes actes aujourd’hui ? »), Turner répond par cette autre question : « Est-ce que le Christ n’a pas été crucifié ? » Ainsi, à celui qui voudrait un aveu d’erreur, Turner répond par une identification à Jésus supplicié. Le christianisme routinier des Blancs du comté de Southampton peut aller se rhabiller devant celui, formidable, de l’esclave noir qui a lu son destin et celui des siens dans l’histoire de salut des Écritures. Thomas Gray, même persuadé du bien-fondé de sa position et de celle de ses congénères blancs, a dû se sentir psychiquement et intellectuellement très mal à l’aise face à l’élu de Dieu contemplateur des vérités ultimes, en charge de les révéler au monde et de les aider à advenir.
Quant à la dimension politique, elle semble au premier abord quasi absente des Confessions et certains historiens soupçonnent Gray de l’avoir effacée des propos de Turner ; mais rien n’est moins sûr, tant l’apocalyptique apparaît dans l’opuscule comme la seule réponse qui ait été alors disponible aux esclaves. À un moment, cependant, Will, un des compagnons de Turner, signale qu’il est venu rejoindre le groupe nocturne des séditieux parce que « sa liberté lui était chère » et qu’il était prêt à se battre et à mourir pour elle. Et Turner de commenter : « Il n’en fallait pas plus pour que je lui fasse confiance. »
Le bref texte des Confessions de Nat Turner, riche d’étrangeté, réfractaire à toute interprétation simple, fait naître bien des questions. Il vaut toutes les images et tous les dialogues politiquement et esthétiquement insignifiants du film de Nate Parker, ainsi que tous les épisodes neurasthéniques et violents de la fantaisie identificatoire écrite par William Styron. Lisons-le. On y voit s’élaborer, suivant les formidables images sur l’insurrection, dans Les Misérables, la « révolte du dogue contre le maître, essai de morsure qu’il faut punir de la chaîne et de la niche […] ; jusqu’au jour où la tête du chien, grossie tout à coup, s’ébauche vaguement dans l’ombre en face de lion ». Ou en face de prophète.