Une longue amitié

Paul Cézanne et Emile Zola naquirent l’un en 1839 l’autre en 1840. Ils se connurent au collège d’Aix et restèrent liés toute leur vie, fournissant ainsi à l’histoire l’un de ses plus célèbres exemples d’amitié entre grands artistes.


Paul Cézanne et Emile Zola, Lettres Croisées, 1858-1887. Édition établie, présentée et annotée par Henri Mitterand, 460 p., 22, 50 €


Cet échange épistolaire qui paraît ici sous le titre de Lettres Croisées 1858-1887 n’est pas une nouveauté. La correspondance de Zola et de Cézanne avait déjà été publiée auparavant, mais chacune séparément. Il est évidemment beaucoup plus intéressant et rempli d’agrément de la lire aujourd’hui alternée, et accompagnée d’un avant-propos et d’un appareil critique impeccables.

On découvre cependant une grande nouveauté dans Lettres Croisées, et elle permet de réécrire l’histoire de l’attachement entre les deux hommes : la publication d’une lettre de 1887 retrouvée récemment. En effet, il était presque acquis que Cézanne s’était brouillé avec Zola à la publication de L’Œuvre, un roman qui met en scène un peintre maudit et raté où il se serait reconnu. Mais s’il est possible que Cézanne n’ait pas trouvé à son goût l’assez mauvais ouvrage de son ami, la missive de 1887 (donc la dernière qu’on possède maintenant de la correspondance entre les deux hommes) est la preuve que Cézanne n’était nullement fâché avec Zola, et infirme donc la thèse de la rupture. On peut ainsi penser aujourd’hui que (nombre de lettres entre Cézanne et Zola ayant disparu) les rapports amicaux et épistolaires ont pu continuer entre les deux hommes après 1887, contrairement à ce que l’on avait cru jusqu’à présent.

Outre qu’elle apporte cette information capitale, la correspondance donne un aperçu exceptionnel sur une amitié entre deux créateurs de génie, avant et après (pour l’un) la reconnaissance publique – reconnaissance qui vint en 1867 pour le romancier avec L’Assommoir et beaucoup plus tard pour le peintre, considéré comme un artiste de génie seulement après sa rétrospective posthume de 1906.

Cézanne Zola correspondance

Autoportrait de Paul Cézanne

Les lettres commencent alors que Zola est à Paris et Cézanne toujours au pays. Chacun y donne de ses nouvelles (Zola parle de ses bains dans la Seine, de sa belle pipe d’écume… Cézanne des pluies diluviennes sur Aix, de la barbe et de la moustache qu’il se laisse pousser, de sa préparation au bachot…). Ils regrettent de ne plus se voir. Quelques propos généraux sur le mariage, la fuite de la jeunesse etc. sont échangés ainsi que nombre de poésies faites maison (mais curieusement les vers conservés sont ceux de Cézanne et non ceux de Zola). L’ambition et le désir de réussite s’expriment, la gouaille potache également. À un moment en 1860, le futur romancier, qui annonce avoir écrit une comédie en vers, juge que le futur peintre aurait mieux fait de choisir la littérature plutôt que la barbouille : «  Tu as pris le pinceau […] on doit descendre sa pente. […] Seulement permets-moi de pleurer l’écrivain qui meurt en toi. » Bref, les lettres du début sont celles de la jeunesse où chacun trouve en l’autre un double narcissique, se réjouit du partage d’un système référentiel et culturel commun, et envisage un avenir éclatant. N’y figure aucune considération sur l’art, simplement le désir profond de devenir artiste.

Des années plus tard, le ton a changé, ce sont des hommes faits qui s’écrivent, avec plus de distance. Ces lettres sont moins nombreuses mais beaucoup d’entre elles ont sans doute disparu. L’intimité perdure puisque Zola est le confident des problèmes de Cézanne, et son complice lorsqu’il s’agit de dissimuler la liaison du peintre ou d’envoyer de l’argent à sa maîtresse enceinte. Cézanne de son côté salue toujours poliment « Madame Zola ». Et lorsque Cézanne écrit un testament holographe en 1883, c’est à Zola qu’il le fait parvenir, preuve de leur proximité. Cézanne sait qu’il peut toujours compter sur Zola, le seul, dit-il, vers qui il peut se tourner, et il regrette, sur le mode de la plaisanterie, de ne pouvoir de son côté lui être d’un grand secours car il « [est] mince et ne peu[t] rendre nul service », avant d’ajouter aussitôt que cependant « comme [il] partira avant [lui], [il le] servira auprès du Très-Haut pour une bonne place. » On sait que là il se trompait.

Mais malgré le ton souvent plaisant, malgré la générosité de Zola, malgré l’affection mutuelle, on sent des rugosités dans les échanges des dernières années ; il y a une trop grande disproportion de renommée entre l’un et l’autre. Zola est célèbre, pas Cézanne. L’écrivain, même vilipendé ou honni, est au centre de l’intérêt public. Cézanne, en revanche, qui s’est trouvé dès ses débuts incompris des spécialistes comme des amateurs, n’a dans les années 1870 et 1880 toujours pas obtenu le minimum d’attention et de soutien qui permet en général à un artiste de continuer son travail face à l’indifférence ou à l’hostilité.

Cézanne Zola correspondance

Émile Zola par Étienne Carjat

L’autre cause de malaise, perceptible dans les lettres mais jamais directement abordée, vient peut-être du fait que Zola n’a plus depuis longtemps soutenu le travail de Cézanne. Sa passion pour le domaine pictural était une affaire de jeunesse et il avait mis toute sa fougue de vingt-six ans dans la défense de la modernité esthétique avec Mon Salon qui portait crânement en exergue : « Ce que je cherche avant tout dans un tableau c’est un homme, et non pas un tableau ». Puis il avait tourné ailleurs son attention et s’était engagé dans d’autres combats. Certes il considère Cézanne comme un « frère », un artiste « génial » un « grand peintre » mais il n’a plus de contact assidu avec les beaux-arts et l’avoue négligemment à l’occasion d’un Salon de 1896, laissant au passage tomber des propos terribles sur l’ami de toujours : « Oui, trente années se sont passées, et je me suis un peu désintéressé de la peinture. J’avais grandi presque dans le même berceau avec mon ami ; mon frère, Paul Cézanne, dont on s’avise seulement de découvrir les parties géniales de grand peintre avorté. » (Article du Figaro de 1896)

Mais aucune lettre postérieure à cette déclaration ne nous informe de la réaction du « peintre avorté » ; en effet les deux hommes ne s’écrivaient et ne se voyaient sans doute plus ou presque plus. Zola mourut en 1902, et Cézanne en fut profondément affecté. Il mourut lui-même quatre ans plus tard. Le mieux est de suivre Henri Mitterand, auteur de la présente édition des lettres, dans son opinion nuancée de la relation entre le romancier et le peintre : « l’amitié de Zola et de Cézanne est une belle histoire… Le voile tendu entre l’un et l’autre dans la dernière étape de leur parcours, alourdi sans doute par l’entourage de Cézanne, s’est tissé dans la différence des caractères, des rêves d’art et des génies… Cette logique est encore plus fatale lorsqu’il s’agit de deux hommes lancés dans les terribles contraintes de la création et de l’accueil du public. A un moment donné le dialogue a cessé, le fil s’est interrompu… Mais qui peut s’assurer que l’essentiel n’a pas survécu jusqu’à la fin, muet mais intact, dans l’identité de la quête et l’accord des mémoires ? »

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