Les formes nouvelles de violence que l’on observe aujourd’hui, depuis le 11 Septembre – avec les attentats de masse en France et ailleurs –, les guerres sans lois, les actes de cruauté de toute nature ont redonné vie à des problématiques anciennes de la philosophie morale et politique, à des thèmes que l’on croyait abandonnés, comme celui du mal. Et avec quel sentiment d’urgence ! Après le livre de Marc Crépon sur « l’épreuve de la haine », un nouvel ouvrage vient enrichir la difficile réflexion publique sur ce sujet.
Laurence Hansen-Løve, Oublier le bien, nommer le mal. Belin, 197 p., 17 €
C’est sans doute à mettre au crédit de la philosophie, et c’est sans doute une preuve de sa valeur : depuis ses débuts en Grèce, elle n’a jamais cessé de se confronter à son Autre et de tenter de relever ce que Céline Spector dans un essai original appelle le « défi de l’Insensé ». En tant que fragile « recherche de la sagesse » – puisque telle est l’étymologie traditionnelle qui la différencie de la religion, toujours tentée par l’orthodoxie –, la philosophie, dans sa forme classique, promet, sinon le bonheur, du moins une forme de sérénité à celui qui suit les lois de la justice, du droit et de la raison. Mais cette promesse ne saurait être une certitude : pas de Paradis assuré pour qui suit la voie ingrate de la raison… Que peut-elle faire et dire, dès lors, en présence de celui qui conteste, par le raisonnement ou tout simplement le silence ou le sarcasme, voire la violence, le principe même de la philosophie, le lien entre la raison et l’éthique ? Si Laurence Hansen-Løve inscrit clairement son ouvrage dans l’actualité du monde contemporain, qu’elle commente, presque en journaliste, on pourrait dire qu’elle tente de donner une réponse philosophique renouvelée aux questions posées par Marc Crépon et Céline Spector : quelle pertinence peuvent encore avoir la philosophie du droit et l’éthique face à un pure et simple désir de mort ? Que reste-t-il de la philosophie face aux figures modernisées de l’Insensé ? Comment « refonder une morale séculière » ?
« Oublier le bien, nommer le mal » : la formule, à dessein surprenante, renvoie à une double tâche : lutter contre un relativisme moral qui conduit à une véritable démission nihiliste, tout en offrant des points de repère. Parmi ces points de repère, l’idée selon laquelle le mal, s’il est une réalité « incurable » et imprescriptible, selon le mot de Vladimir Jankélévitch – qui représente ici une référence essentielle –, ne doit pas être vu comme une malveillance absolue, une volonté « diabolique », une méchanceté substantielle chez l’homme qui nous débarrasserait de notre responsabilité. Il n’y a pas de Satan, mais des méchants. C’est bien assez.
Qui sont ces méchants ? Dans des pages qui vont à contre-courant de bien des discours, Laurence Hansen-Løve formule des interrogations dérangeantes, sur la « dimension suicidaire » du peuple allemand sous le nazisme, sur le fait que les valeurs héritées des Lumières ont été constamment bafouées par les pays européens, par exemple lors de la colonisation, sur la manière dont on mène aujourd’hui la guerre contre la terreur dans une indifférence dangereuse aux valeurs républicaines, sur la tendance naguère à « diaboliser » l’Empire du Mal et surtout sur la présence en nous-mêmes de ce mal que nous prétendons combattre. Est-il encore possible, se demande Laurence Hansen-Løve, non sans angoisse, de combattre les agissements des « hommes de la terreur » en respectant les normes du droit international, cet acquis ? Il est urgent à ses yeux de retrouver une « expérience morale paradoxale » : une « expérience » et non une doctrine désincarnée, un principe moral à prétention universelle, et un paradoxe : l’asymétrie entre le mal et le Bien.
Pourquoi « oublier le Bien » ? Dans la partie la plus philosophique de son ouvrage (remarquablement accessible par ailleurs), Laurence Hansen-Løve justifie cette injonction en disant que le Bien – ce qu’on appelle « good » en anglais – est une notion susceptible de différentes interprétations irréconciliables, ne serait-ce qu’en raison de la différence des cultures. Est désormais reconnue une « indépassable » pluralité des valeurs dont il faut prendre acte – elle est « inhérente au désenchantement du monde » –, même si cela n’interdit pas de préserver le droit de juger, par exemple de condamner l’excision, quelle que soit sa place dans telle ou telle culture, ou l’exploitation sexuelle des enfants.
Mais si le Bien n’est pas univoque, et ne peut faire l’objet d’une science, cela ne veut pas dire que le mal puisse, lui aussi, être décliné selon les civilisations et les cultures et s’effacer avec la variété des comportements. Au-delà des définitions de la vie bonne, qui peuvent varier, il existe une référence : le mal est le mal, la cruauté est le mal ; et nommer le mal, c’est dire dans toute son horreur, sans faiblir, la cruauté contemporaine et passée. Tâche terrible, mais nécessaire.
À l’instar de Marc Crépon qui s’intéresse aux manières pratiques de conforter la non-violence – comme les commissions de réconciliation mises en place en Afrique –, Laurence Hansen-Løve en vient à proposer, pour « nommer le mal » et donc pour ne pas se tromper d’adversaire, quatre injonctions pratiques, bien modestes sans doute en apparence mais qui exigent déjà du courage : nommer clairement les crimes, témoigner, ne pas craindre la contagion du mal, ne pas se laisser intimider. Et là encore, comme dans les livres de Marc Crépon, c’est la littérature au sens large (les documents, les récits) qui se voit investie d’une véritable mission, de témoignage, de réflexion, de transmission : dire le mal, tout simplement.