C’est sous l’égide d’Eschyle et du combat contre les Ligures que Sylvain Prudhomme ouvre sa majestueuse et tragique Légende. Plusieurs fils s’entremêlent dans ce roman qui se déploie sur un rythme irrégulier dans la vaste plaine de la Crau, à proximité d’Arles. Étendue caillouteuse et aride, la Crau, telle une table rase, semble être le décor idéal où peut frapper le destin, dans une langue légère, parfois presque aérienne, qui n’enlève rien à la gravité des événements.
Sylvain Prudhomme, Légende. Gallimard, coll. « L’arbalète », 292 p., 20 €
L’amitié entre Matt et Nel, l’un fils adoptif de la région, l’autre profondément ancré dans cette terre, fils et petit-fils de bergers, peut être considérée comme le point de départ du récit de Sylvain Prudhomme. À moins que ce ne soit la Churascaia, dite la Chou, boîte de nuit mythique qui ouvre au milieu des années 1960, ancienne cabane de gardians qui est d’abord un restaurant à grillades et devient rapidement le point de ralliement de toute la jeunesse des environs, d’Arles bien sûr, mais aussi d’Aix, de Narbonne et même de Toulouse, lieu à l’attractivité magique : « L’entrée libre. L’absence de videur. Le charisme du maître des lieux, reproclamé chaque matin à l’aube roi de la Camargue, autour du feu mourant. Le mélange de tubes rétro, de disques pop et d’airs d’opéra qui tout à coup éclosaient dans la nuit entre un morceau de Jimi Hendrix et une chanson de Marie Laforêt […]. La cohabitation joyeusement désinvolte de mondes partout ailleurs séparés par des gouffres, habitués des férias du coin, agriculteurs à la retraite, Parisiens en vacances, travestis, vedettes du show-biz, étudiants. Les ébats secrets dans la pinède. Les moustiques. Les taureaux venant parfois donner du mufle contre les barbelés dans le noir, à quelques pas des fêtards sortis prendre l’air sous les étoiles ».
On connaît l’intérêt de Sylvain Prudhomme pour la musique, on se souvient en effet du roman Les grands (Gallimard, 2014), consacré à Couto, le guitariste du Mama Djombo, célèbre groupe guinéen de la fin des années 1970. Ici, l’intérêt porté à la Chou est aussi celui pour une époque et ses mutations, « l’exubérance joyeuse des années 1960, la rébellion des années 1970, les paillettes des années 1980 » et l’arrivée comme un couperet de l’épidémie du sida. Cette volonté de Sylvain Prudhomme, c’est aussi celle de Matt qui entreprend de retracer, dans un documentaire, « ce lent déclin » qu’il explique ainsi : « Dès que la fête prenait conscience d’elle-même elle se corrompait, se déformait, perdait son âme. » À cette histoire se greffe celle de Fabien et de Christian, deux frères au destin tragique, l’un steward, l’autre chasseur de papillons au bout du monde, deux frères qui sont des acteurs de cette époque de la Chou, et qui se trouvent être aussi les cousins de Nel. Le projet de documentaire de Matt déborde le cadre de ce lieu mythique de la vie nocturne de la région, prend aussi pour objet cette fratrie décimée. L’enquête le mène sur les traces de la famille de son ami, sur les traces aussi des existences de bergers, ces « forçats » ; et l’intrusion progressive dans les plis d’une histoire familiale que Nel a sans doute renoncé à déplier, il y a longtemps, met d’abord à mal l’amitié entre les deux hommes.
Ces fils s’entremêlent pour mieux dire la disparition de ces deux frères, effacés au même moment alors qu’ils sont séparés par plusieurs milliers de kilomètres. Le point d’orgue du destin est certainement ici, dans cette double disparition : « Les deux. Ces mots cognant dans toutes les têtes. Pas seulement un mais deux. Pas seulement deux comme l’addition de un et un, mais les deux. C’est-à-dire l’un et l’autre. C’est-à-dire la totalité des enfants d’André et Réa qui à présent se tenaient là, seuls, d’une solitude définitive, à laquelle plus aucune présence amicale ne pourrait jamais remédier. » Deux fils perdus, deux frères morts, deux amis, Sylvain Prudhomme décline ces accords-désaccords masculins, fraternels, pour en faire saillir les nuances et les secrets.
C’est le décor complètement intemporel de cette plaine de la Crau, lieu originel, mythique (ces quelques lignes de la Géographie de Strabon, ces quelques vers de Prométhée délivré), qui donne son unité au drame, cette plaine que l’écriture de Sylvain Prudhomme fait vivre, dans une immobilité éternelle. Comme cette perle aride et caillouteuse, tout est à la fois en suspens et en mouvement dans le roman de Sylvain Prudhomme, à la fois hors du temps et pris dans l’enchaînement des événements et des éléments contre lesquels il semble impossible de lutter. Comme Nel qui flotte entre la nécessité de lutter, parce que rien n’est impossible quand on l’a désiré (comme le lui dit Fabien sur son lit de mort), et l’obligation d’accepter l’irruption du tragique dans son existence, acceptation qui provoque enfin une « euphorie douce ». Nel, du haut de sa nacelle de déménageur, à vingt-cinq mètres au-dessus du sol, photographie inlassablement cette terre : « Des panoramiques immenses, longs de près de deux mètres, hauts de soixante centimètres […] : un îlot d’arbres sur fond d’éoliennes et de Crau. Des marais salants. Une plage. Une vue de l’Intermarché Portes de Camargue, au milieu de la zone commerciale de Saint-Gilles. Un ancien bras du Rhône embrumé, bordé d’arbres luxuriants comme ceux d’une forêt tropicale ». L’écriture de Sylvain Prudhomme, dans ses images, dans ses rythmes, traduit cette tension entre fugacité et immobilité que les photographies de Nel trahissent, et que l’enquête de Matt vise également, dans son désir de capturer dans un même regard l’histoire des bergers et de la région, celle de la Chou et celle des frères ennemis.
Légende est un roman captivant sur les liens entre les générations et sur la création, avant tout sur ce que la création implique dans les histoires intimes. L’enquête pour le documentaire conduit progressivement Matt à mettre au jour la souffrance cachée de son ami, et de cette souffrance enfin surgie il faudra faire un lien, renouvelé. De la même manière que la lecture de Légende met progressivement en branle ces liens, ces échos entre différentes voix, entre différentes époques, la construction du documentaire complétera, enrichira les liens entre les deux hommes mais d’abord de manière entièrement souterraine, secrète, et violente bien sûr. La séparation, dont la scène de baignade dans le Rhône est emblématique, n’est que provisoire, jusqu’à la décision de participer, ensemble, à un retour d’estive, « une redescente des Alpes jusque dans la Crau. La route éternelle des bergers. Comme au temps d’Abel et Caïn. Comme au temps d’Hercule, même », pour que leurs courses, enfin, ne se « désaccordent plus ».