Combat pour la douceur

Dans le treizième des récits qui composent son Livret de famille, Patrick Modiano évoque le pays natal de son épouse, la Tunisie, et la douceur de vivre qui règne dans ce pays n’est pas sans écho. Pièces détachées, le nouveau récit de Colette Fellous, fait éprouver la même sensation. Même si l’on sait que le tragique a surgi et que le deuil a frappé.


Colette Fellous, Pièces détachées. Gallimard, 172 p, 19 €


Ce récit est celui des douleurs. Installée à Sidi Bou Saïd, pour l’une de ces saisons tunisiennes qu’elle aime, la narratrice apprend la mort brutale d’Alain, ami écrivain qui a succombé à une crise cardiaque. Ce décès lui rappelle celui de son père, frappé en plein cœur lui aussi, par un infarctus. Mais l’expression se lit aussi au sens figuré. Avec l’attentat terroriste contre le musée du Bardo, ou contre des touristes installés sur une plage de Sousse, la Tunisie est frappée en plein cœur. Colette Fellous a l’impression d’être en pièces détachées : elle sent son monde basculer : « Il faut que je raconte avant demain, que je témoigne, très vite, ce livre sera mon nocturne, puis je rendrai les clés et je partirai. » Il suffit d’observer la ponctuation pour percevoir la sorte de fièvre qui s’empare d’elle. Et quand on lit, quand on voit comment se superposent ou s’imbriquent lieux et temps, on sent quel univers est celui de la romancière, qu’on a longtemps eu le plaisir d’entendre à la radio. Ses émissions donnaient envie de voyager et, par exemple, de connaître Lisbonne où l’on dit que la nuit est encore une enfant, ou Buenos Aires, une de ses villes de prédilection.

Mais restons à Tunis, sur cette côte dont les noms sont évocateurs : La Goulette, La Marsa, Sidi Bou Saïd. Le fameux trajet du TGM… la narratrice chante sa terre natale en une brassée d’images, de sensations : « Douceur de tous ces 15 août où l’on sort la Madone dans les ruelles du port de La Goulette et qu’on s’engage dans la petite avenue, en procession joyeuse, traversant des bouquets d’odeurs désordonnées, les figues, les pêches plates, l’huile solaire au citron, l’essence, la sueur et les œufs de mulets salés et séchés, ces drôles de petits corps rouges et obscènes qui ressemblent à des fœtus de jumeaux, bien serrés dans de la cire, ils pendent aux barreaux bleu passé des fenêtres, parfois on les voit accrochés au plafond, dans le long couloir des maisons des pêcheurs, les murs sont verdâtres, et très noir le couloir parce qu’on n’allume jamais à cause des moustiques, on sort juste les chaises de fer sur le trottoir et on fait l’éventail, comme ça, avec le journal, et la nuit avance, une nuit sur une autre sur une autre, et très vite ça forme une vie. »

Colette Fellous Pièces détachées Gallimard

Colette Fellois © F. Mantovani

On est en face de la Sicile, non loin donc de cette Italie qui a donné aussi à la Tunisie de sa chair, de sa lumière et de ses saveurs. Et puis cette fameuse douceur dont on trouve peut-être la clé ou l’origine chez celui qui a été le maître de l’écrivaine, Roland Barthes. Le livre que nous lisons est imprégné par ce qu’il appelle « combat pour la douceur » : « « Je suis décontenancé, quand ma chronique paraît, de voir ma petite prose, ma petite syntaxe (soignée), bref ma petite forme, écrasée et comme annulée par le survoltage des écritures  qui  nous entourent. Mais après tout, il y a un combat pour la douceur. À partir du moment où la douceur est décidée, ne devient-elle pas une force ? J’écris tenu par cette morale. » Au survoltage des écritures a succédé celui de paroles brutales, haineuses et fausses, répandues sur les réseaux sociaux, dans les médias. On parle haut, souvent impunément, pour dominer et écraser. Tout le contraire de ce qu’écrit Colette Fellous, chez qui la nuance est reine, le détail fait signe, discrètement, évoquant des gens de peu.

Elle a appris à lire (les livres comme le monde) avec Barthes : « C’est lui, sans doute davantage que mes parents, qui m’aura appris à lire le monde, à ne rien laisser en suspens. Toute chose vue, toute parole prononcée, tout silence entre deux mots, tout lien entre deux phrases. Une lueur malveillante dans les yeux de celui qui vous parle, ou au contraire un sourire qui surgit et irradie son visage. L’espace entre deux êtres, la position de leurs corps, la ligne des yeux, ce qui se cache dans les gestes, les objets, les paysages. Les discours politiques, la forme des villes, les conversations de tous les jours, la violence qui s’infiltre partout, les corps qui s’attirent et soudain se prennent. La puissance d’une seule phrase, son écho au-delà des années. Comment donner à chaque détail une haute place et une valeur nouvelle. Comment faire qu’à la fois tout s’enchaîne et tout se désorganise pour voir plus clair. Comment, derrière une première apparence, trouver une seconde langue, inventer des liens secrets, des arrangements, des rappels, des échos, des musiques. Faire que tout devienne plus ample et notre vie unique. »

Colette Fellous Pièces détachées GallimardC’est donc la matière de ce récit : un « La vie sur toi » qui se dit en Tunisie, le « Je vais, je viens » que répète le père alors qu’il tarde à revenir, d’autres mots, d’autres gestes. Colette Fellous dresse le portrait de ce père qui lui cherchait « un bon parti » s’inquiétant de sa vie sentimentale (et matérielle) ; elle évoque sa solitude quand, père de cinq enfants, il se heurtait à son épouse qui ne pouvait aimer, qui souffrait trop de sa mélancolie pour rencontrer les autres. Elle raconte ce moment (que Modiano raconte aussi, dans Un pedigree) où elle découvre avec son père Nuit et brouillard d’Alain Resnais, et l’horreur du crime nazi. Mais ce n’est pas la seule nostalgie qui la guide ou qui conduit ce beau récit. La figure de sa grand-mère, dont le « perdi zemane » italo-hébreu révèle la conception du temps (et des rapports avec les humains), crée le contraste. Et plus encore les personnages – plus que personnes réelles – qu’elle retrouve en Normandie. Le pays de Maupassant et de Flaubert – puisque Ry et Lyons-la-Forêt sont sa Normandie – fourmille de femmes soudain mises en pièces détachées par l’amour, par le retour d’un enfant caché né d’un viol, par un de ces crimes qu’évoquent Barbey d’Aurevilly ou l’auteur de Madame Bovary, préférant toujours se tenir à l’écart et écrire, comme il le dit à Louise Colet dans une lettre : « Quel foutu métier ! Quelle sacrée manie ! Bénissons-le pourtant, ce cher tourment. Sans lui, il faudrait mourir. La vie n’est tolérable qu’à la condition de n’y jamais être. »

Il n’est pas sûr, cependant, que ce soit vraiment l’avis de Colette Fellous. Contrairement à son ami Alain, qui avait publié un ultime petit livre, « D’écrire, j’arrête », et désirait naviguer en Méditerranée sur un voilier avec sa compagne, elle est dans la vie, y reste, y tient. C’est ce qui donne son élan à ce récit. Quittera-t-elle à jamais cette terre tunisienne qui l’a vue naître et se former ? Rien n’est moins sûr. Au terme du livre, songeant à ce père qui s’occupait souvent de pièces détachées, achetées ou vendues dans les bourgades du pays, elle voit l’aube venir : « Ce soir, avant de partir, je vais le finir, ce livre, dans cette maison magnétique qui a un corps, un parfum, un cœur. Sa lumière ressemble de plus en plus au rêve très ancien qui a longé fidèlement mes nuits pendant tant d’années, je la reconnais. Je vais donc le finir dans cette maison de Sidi Bou Saïd, le village qu’il aimait retrouver quand il nous emmenait, les nuits d’été, après le cinéma en plein air du Kram, pour acheter un jasmin qu’il glissait derrière l’oreille et prendre un thé aux pignons au café du rond-point, le café d’en bas, comme il disait : les chaises en fer peintes en bleu sont toujours là, les verres à thé également. » Tout ne disparaît pas.

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