Saufs riverains est le deuxième tome de la Trilogie des rives, entamée par Emmanuelle Pagano en 2015, avec le magnifique Lignes et fils, qui déliait les fils douloureux d’une histoire de famille de mouliniers, au bord des méandres de l’Ardèche. Dans Saufs riverains, Emmanuelle Pagano interroge à nouveau les liens de l’homme avec l’eau, à travers le récit de l’ennoyage de la vallée du Salagou et le projet d’engloutissement du village de Celles lors de la construction d’un lac de barrage. Pour écrire sa « nostalgie légère des gestes et des outils » dans ce paysage de pouzzolane et de ruffe, Emmanuelle Pagano invente une langue à la fois limpide et abrupte, d’eau et de roche.
Emmanuelle Pagano, Saufs riverains. Trilogie des rives, II. P.O.L, 393 p., 19,50 €
Dans Lignes et fils, Emmanuelle Pagano écrivait l’histoire d’une famille prise entre deux vallées ardéchoises, deux eaux, la Ligne et la Beaume, liées par les fils de soie, et les filiations douloureuses. Emmanuelle Pagano dénouait les fils en s’intéressant à l’eau qui porte et transporte dans ses méandres l’histoire des hommes, leur langue, leur mémoire, les paysages, les temps. La deuxième partie de cette trilogie, elle, sauve les fils de l’engloutissement, les découvre et les révèle sous l’eau, leur offrant un bain de mots qui les ravive et les apaise.
L’histoire prend sa source dans un prélude il y a « au moins un million et quatre cent mille années », et se déroule au rythme des huit chapitres entre 1675 et 2015. Le long de toutes ces années, un paysage complexe s’est creusé, au fil de l’eau et des roches, de l’Hérault à l’Aveyron, du pas de l’Escalette au plateau du Larzac. Emmanuelle Pagano décrit ce paysage sur trois cent quarante années, construisant une géographie poétique avec une précision et une sensibilité extraordinaires. Dans le premier chapitre, la formation et la montée de la lave sont décrites minutieusement. Les roches se forment, s’animent, pour ne jamais se figer tout à fait : « La lave, remontée du manteau terrestre, a emprunté les fissures naturelles de la ruffe. Elle s’est hissée en elle, l’a débordée, s’est épanchée de préférence dans les dépressions. » Emmanuelle Pagano fait de cette terre, avec ses creusements, ses reliefs et ses érosions, l’origine du paysage de l’homme qui s’y fond littéralement : « Ma sœur et moi étendrons là nos serviettes, les joues chaudement enfouies, […] prenant des empreintes de miettes magmatiques multimillénaires en creusant leur lit dans cette pouzzolane mâchouillée par les embruns, moins moelleuse, malgré le coton humecté de nos salives bavardes, que les calcaires finement croqués des plages plus fréquentées alentour ». Ici, la lave comme les deux enfants creusent leur lit, ancrent leur origine et leur jeunesse sur cette terre rouge et noire.
Emmanuelle Pagano lie sans cesse l’histoire du paysage à celle de la famille de la narratrice, Emmanuelle Salasc. Cette correspondance tissée entre l’histoire des hommes de cette terre et cette terre elle-même est portée par la vivacité de l’écriture : « Sur les pentes du Toucou les broussailles sont vives. Les chênes verts […] renvoient sur le brillant de leurs feuilles acides, le soleil de midi. Les yeux sont baissés pour éviter les retours du ciel amplifiés par la caillasse volcanique concassée sous les marches millénaires des bêtes et des gens ». Chaque paysage de Saufs riverains se confond avec les hommes qui le peuplent. Le goût et la couleur acide des feuilles animent et donnent vie aux pentes du Toucou, comme les hommes eux-mêmes dont les yeux se baissent. La langue inventée par Emmanuelle Pagano, qui établit des correspondances poétiques entre les différents sens (vue, goût, toucher…), permet de rendre au paysage son relief et son humanité. La langue, empreinte ici d’une musicalité abrupte, semble faire entendre le bruit des pierres qui se heurtent sous les pas des marcheurs, tout comme, ailleurs, on entend l’eau des rivières et ses accidents : « Les appels d’eau ont foré igues et avents dans ce territoire aride et caillouteux. L’eau ici jamais ne reste, toujours elle s’infiltre, coulant on ne sait où ».
À la musicalité de la langue s’ajoute une forme de picturalité qui fait de chaque paysage un tableau : « Il y avait le rouge de la ruffe, le presque noir du basalte, le vert de la garrigue et des vignes, le bleu du ciel. » Ces reflets créés par Emmanuelle Pagano entre les hommes et leurs paysages à travers l’invention d’une prose poétique à la fois ample et retenue sont magnifiques. Ils permettent de raviver un paysage perdu et de donner corps à des vies oubliées et englouties par l’eau et le temps, sur près de quatre cents pages, dans une continuité sensible.
Le roman accueille en effet des histoires variées, reliées par l’appartenance à cette terre, à ces « tableaux parfaitement composés ». Ceux qui sculptent ces paysages, et avec lesquels la narratrice s’unit par l’usage des pronoms « on » ou « nous », sont notamment Dom Bedos de Celles, moine, facteur d’orgue et gnomoniste, ou l’arrière-arrière-grand-père Louis, passionné de cartes à jouer jusqu’à en devenir fou, Paul Vigné d’Octon, médecin et créateur de la Maison du Soleil, la grand-mère Lydie, le grand-père Benjamin et ses vignes englouties, l’oncle Lucien, « garde-fou », et porteur de la mémoire familiale. Les histoires de famille s’entremêlent, chacune avec ses secrets qu’Emmanuelle Pagano tente avec compassion de dénouer par l’écriture d’une fiction, mais aussi, avec plus de distance, par la consultation d’archives, l’enregistrement d’entretiens avec Lucien, ou la lecture d’ouvrages historiques et scientifiques. On peut regretter parfois l’abondance de ces détails historiques et scientifiques, qui, s’ils sont souvent beaux et intéressants, surchargent sans nécessité le texte.
Mais il est surtout possible de voir à travers cette profusion d’histoires et de détails réalistes, cette richesse descriptive, et l’invention d’une langue ample et empathique, une image du débordement, mouvement au cœur et à l’origine de Saufs riverains. L’eau du lac de barrage de la vallée du Salagou qui engloutit les vignes du grand-père de la narratrice en 1969, et qui faillit ennoyer le village de Celles, semble s’être infiltrée dans chaque histoire de famille, chaque parcelle de terre des vallées. Emmanuelle Pagano s’attache à écrire chaque histoire, chaque maison et chaque parcelle dans une langue précise et forte, comme pour mieux suivre le parcours de cette eau sur la roche de l’enfance de la narratrice. Ce « bain de mots » permet de retrouver l’origine, d’embrasser la toile des cours d’eau dans le paysage, image vive des entrelacs des vies.