Inédits de Christiane Veschambre

Le texte qui suit est constitué de quelques séquences d’un livre de Christiane Veschambre à paraître aux éditions Isabelle Sauvage, intitulé Écrire/Un caractère. Nous publions également un entretien de l’auteure avec Gérard Noiret.

Une revue rassemblant des contributions d’horizons divers sur le thème du travail m’avait demandé de parler de l’écriture.

Alors que je pensais donner forme à certaines constatations, réflexions concernant cette pratique telle que je la vis, écrire s’est très vite imposé, dans mon texte, comme une existence autonome. Comme un organisme vivant, d’aucuns diraient un personnage (un caractère ai-je choisi de dire, car il ne s’agit pas de psychologie mais de signes distinctifs), dont il me fallait rendre compte, de la façon la plus exacte possible, des modes de vie, et de disparition, de travail, des volontés et refus, des impasses, des habitudes, etc. : écrire est devenu Écrire. Un nom propre, son nom dans ces pages qui parlent de lui.

[…]

Écrire aime ce qui surgit : les animaux libres sur nos chemins balisés, le passé sur l’huis du jour (l’effacement du temps), le rêve en expansion infinie sur la nuit, une voix. Il veut qu’on s’arrête, saisi.

Il a fait signe.

Écrire veut un certain sommeil. Qui demande l’être entier en exclusivité. La moindre réserve, la plus légère retenue devant l’abandon, et se présente à la place un sommeil de forme sans fond.

Le sommeil que veut Écrire n’est pas un sommeil. Il est l’autre vie. Délivrée de l’épaisse pellicule des jours, de la croûte durcie de l’insomnie.

(L’insomnie est cette contre-force virulente, cette réaction – politique – à la demande exclusive de ce dormir que veut Écrire).

Il est rare comme une grâce.

Le seul territoire des rêves. Non – pas territoire. Il roule les rêves dans ses girations profondes, sans amont ni aval, dessus ni dessous.

Privé de lui, on est élimé, bon à s’asphyxier avec la poussière soulevée par les mots qui n’ont pas dormi.

Écrire n’aime pas l’anxiété. Ne survit pas dans les réseaux de nerfs affleurant la peau. Ne connaît pas les resserrements, les constrictions mentales qui réduisent la respiration à son plus petit filet, à son économie nouée, asphyxiée. Ce n’est pas un nerveux. S’il passe par le détroit de l’angoisse, c’est pour toucher le fond.

Écrire chute, d’un bloc parfois, parfois lentement, jusque vers les abysses sans lumière. Ne s’y perd pas. Attend. Il est sans couleur, confondu, comme les bêtes du fond des océans.

Il ignore quelle poussée le fait remonter vers les couches traversées de lumières en mouvement, lui donne forme, un instant il brille à la surface, il connaît la joie.

Écrire tout à coup ne veut plus. Ou plutôt, on veut écrire et dans cette volonté prend vigueur et racine l’herbe de haute résistance du non-écrire, qu’on n’arrachera pas.

Écrire ne veut plus parce qu’on l’a abandonné. On lui a pourtant dit : « je reviens, je n’en ai que pour », peu importe la mesure de temps qu’on lui donne, il n’y a pas de quantité acceptable pour lui, « je reviens » lui dit « je t’abandonne », « attends-moi » c’est « tu peux mourir ».

[…]

 Comment Écrire revient – ce n’est pas nous qui revenons.

Écrire revient par la brèche – une trouée dans l’enceinte fortifiée.

Par exemple, tout à coup une enfant se tient dans la pièce où on était assis, écoutant la musique, une enfant aussi présente, tangible que le capitaine Gregg dont le solide fantôme apparaît dans la cuisine de Mrs Muir, pas le souvenir de l’enfant qu’on a été (manipulable, celui-là, soumis aux variations climatiques) mais l’enfant même. Certes on est seul à la voir mais elle est si réelle, d’une réalité augmentée, on n’en parle pas, on est requis de lui parler, de l’écouter, c’est-à-dire d’écrire.

Écrire revient en s’engouffrant, n’a cure de nos attentes, renoncements, congélations, raisons, pousse avec une violence d’orage fenêtre ou porte, on est secoué, soulevé, bouleversé, on sait de nouveau qu’on habite une maison sans murs traversée des vents dominants de l’Émotion, char céleste d’Écrire.

Écrire n’apprend rien.

Écrire est un Ernesto.

Axel Bogousslavsky, qui est Ernesto dans Les enfants de Marguerite Duras, dit à sa mère qu’il ne retournera pas à l’école parce que à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas.

Écrire, lui non plus, ne veut pas apprendre ce qu’il ne sait pas. Ne veut pas qu’on lui fasse avaler du savoir constitué. N’apprend qu’avec ce qu’il sait – et qu’on ne sait pas lorsqu’on se met à écrire.

Tout à coup Écrire apprend qu’il sait.

Comme Ernesto, l’enfant qui a 7 ans et 40 ans, avec son histoire de livre trou(v)é. Un livre jeté que l’enfant ramasse, qui a été brûlé – lui reste un trou de la brûlure. Ernesto va se mettre à lire le livre à ses frères et sœurs – une histoire de roi – lui qui n’a pas appris à lire. C’est inexplicable, et inadmissible.

Écrire aussi est un extrémiste. Son travail : arriver à lire ce qu’il sait.

[…]

Écrire est un maître d’apprentissage.

Débarqué du char céleste, il vous met au travail. Ne vous lâche plus.

Métier : ajusteur.

C’est un chef (prononcer le f) d’œuvre exigeant. Qui ne passe rien. N’a de cesse de vérifier le travail d’ajustement de vos mots. Et pour cause : il s’agit de son corps, de l’ajustement de vos mots à son corps. N’a aucune tolérance, ne vous laisse pas en paix s’il se sent désajusté. Le problème est qu’il a un corps difficilement saisissable, ou plutôt que c’est votre travail d’ajusteur qui lui donne corps. C’est pourquoi il ne manifeste aucune indulgence – il s’agit de sa vie même. On essaie bien parfois de lui faire accepter quelque à-peu-près mais on le transforme alors immédiatement en fantôme s’évanouissant.

Un faux pli, mais aussi bien une belle broderie superflue, un drapé pour la beauté du geste, et tombe le corps d’Écrire.

On se dit : en voilà un maître d’apprentissage qui n’est jamais satisfait, qui jamais ne nous décernera notre certificat d’aptitude professionnelle.

Mais on s’est à peine révolté que tout à coup le maître nous apparaît dans son dénuement, qui est aussi sa puissance : celle d’un enfant à naître.

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