Certains textes nous arrivent de très loin, certaines œuvres de plus loin encore. Ce n’est pas une question de géographie physique, disons plutôt qu’il s’agit de géographie morale. L’œuvre d’Anna Maria Ortese (1914-1998) est de celles-là. Elle a elle-même désigné les contours, assez flous au demeurant, de ce lieu des origines, dans une poignée de pages d’une précision et d’une clairvoyance inouïes sur les conditions actuelles de production de la littérature (ce qu’en d’autres termes, plus ortésiens, on appellerait volontiers les auspices du texte), au titre explicite : Là où le temps est un autre [1]. Le problème essentiel des écrivains de la trempe d’Ortese, c’est qu’ils sont condamnés à vivre et à parler « depuis des lieux d’exil [2] » et qu’ils s’épuisent, littéralement, à parcourir le chemin reliant le lieu d’exil au lieu des origines pour arriver aux fins que leur dicte la nécessité qui les anime.
Anna Maria Ortese, Les petites personnes. Trad. de l’italien par Marguerite Pozzoli. Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 360 p., 23 €
Il n’est pas toujours aisé pour le lecteur de se faire une idée de cette distance, en l’occurrence sidérale, où se tient l’écrivain, ni même de la percevoir. Certes, quiconque lit L’iguane, De veille et de sommeil ou La douleur du chardonneret [3] se rend compte d’emblée qu’il a affaire à une voix d’une singularité puissante, déroutante plus souvent qu’à son tour, mais sans forcément pouvoir nommer précisément la source de cette singularité. Le grand intérêt du volume publié aujourd’hui sous le titre Les petites personnes, rassemblant trente-six textes d’origines et d’époques diverses, parus çà et là dans quelques journaux ou tout simplement inédits, issus du fonds Anna Maria Ortese des Archives nationales de Naples, est de dessiner précisément les contours de ce lieu des origines, ou plutôt de le laisser apparaître progressivement aux yeux du lecteur, lui permettant ainsi de cheminer à rebours dans le souvenir de ses lectures passées et de désigner ce qu’il avait, dans le meilleur des cas, fortement pressenti sans le nommer vraiment. Inutile, donc, de commencer par là.
« Je considère les Animaux comme des Petites Personnes, des “frères” différents de l’homme, des créatures dotées d’un visage, de beaux et bons yeux qui expriment une pensée, et d’une sensibilité enclose, mais qui a la même valeur que la sensibilité et la pensée humaines [4] » Pas un de ces trente-six textes qui ne se fasse le reflet plus ou moins direct d’une préoccupation constante, journalière, opiniâtre – d’aucuns diraient obsessionnelle – pour les animaux, petits et grands. Mais, bien qu’elle qualifie dans l’un d’eux Brigitte Bardot de « reine de France » pour son engagement en faveur de la cause animale, c’est un argumentaire autrement plus solide que celui de l’actrice française et une poétique autrement mieux articulée qui se déploient dans ces pages. Car le propos d’Anna Maria Ortese n’a rien de platement militant, il dessine d’emblée un cadre extrêmement vaste – le monde au sens de la terre et des autres « corps célestes » qui l’entourent, « tout ce qui se déploie continuellement dans le néant, qui invente à chaque instant des formes extraordinaires, raffinées, pour les faire ensuite disparaître ou les réabsorber [5] » – où naissent et meurent un certain nombre de créatures qu’elle considère sans jamais établir entre elles aucune espèce de hiérarchie, partant sans jamais placer l’homme au sommet de la pyramide, même s’il a pour lui la force (versant pessimiste), même s’il a pour lui le langage (versant optimiste).
Cette optique, cette largeur de cadre, cette profondeur de champ importent, elles permettent de dépasser la sensiblerie, voire la mièvrerie dont sont souvent taxés de tels propos, qui expliquent en partie, comme le souligne Angela Borghesi dans la postface, l’irritation suscitée par les livres et la personne d’Ortese en Italie de son vivant, et probablement aussi la discrétion qui entoure cette œuvre dont la puissance et la singularité devraient pourtant lui assurer une place de tout premier ordre dans la littérature du XXe siècle. On a pu observer ces dernières années une évolution certaine des sensibilités vis-à-vis de l’animal, dont témoignent dans des registres divers les scandales autour des méthodes pratiquées dans les abattoirs, la publication de tribunes signées de plumes prestigieuses ou la publication d’une récente « genèse du droit des bêtes [6] ». Sans doute les tenants de ces préoccupations-là ne trouveraient-ils pas non plus tout à fait leur bonheur dans les textes d’Anna Maria Ortese, précisément à cause de la prise en compte constante du cadre plus général dans lequel elles s’inscrivent : car l’attention extrême presque toujours portée aux faibles, aux pauvres, aux enfants démunis, à la difficulté économique écrasante qui est le lot de millions d’êtres humains, rappelle que tout se tient, les animaux et les hommes, les planètes les plus lointaines et la terre, et récuse par avance l’argument hiérarchique (les animaux n’ont pas plus à passer avant l’homme que l’homme avant les animaux) souvent opposé aux « défenseurs des animaux ».
Ortese ne défend rien, elle a passé sa vie à tenter de faire entendre les voix « encloses » des êtres muets – une des tâches essentielles, premières de la littérature. Elle fait ainsi acte de compassion ; pas d’apitoiement ni de commisération, non, de compassion, un exercice de miséricorde laïque (rien de religieux chez elle, plusieurs textes du recueil sont même explicitement critiques à l’égard des positions de la hiérarchie catholique, Jean-Paul II au premier chef qu’elle n’appelle que Wojtyla ou le pape polonais), car, écrit-elle, « l’homme sans compassion n’est rien, c’est un phénomène physique qui pourrait cesser d’exister, et rien ne cesserait pour autant [7] ». Du lieu d’exil où elle est retranchée, elle n’a cessé d’écrire pour dénoncer cette absence de compassion chez l’homme et les conséquences qu’elle engendre pour les autres hommes et pour les animaux, pour la terre et les cieux, pour les autres, quels qu’ils soient et quelque forme qu’ils prennent…
Ce recueil est une sorte de laboratoire à ciel ouvert de l’œuvre romanesque, il permet de mesurer de quelle constance d’attention à l’infiniment isolé, désarmé et tremblant elle s’est nourrie (de ce point de vue, on peut voir dans « Petit et secret [8] », daté de 1978-1979 environ, le « programme » que La douleur du chardonneret, chef-d’œuvre évident, presque aveuglant, mettra en œuvre en 1993), et le formidable travail d’élaboration poétique auquel Ortese s’est livrée pour incarner, au plus près de sa si vive perception de l’invisible, son attention à ce qui, en chacun de nous, hommes comme bêtes, reste forclos, à la souffrance qui en résulte, et au désespoir profond, mais infiniment courtois et respectueux, que l’état du monde suscite chez celui qui se résout à prendre la plume, avant de s’en détacher, de guerre lasse. Ce qu’une lettre publiée dans La Stampa du 10 avril 1986, reproduite ici dans la postface d’Angela Borghesi, résume d’une façon qui dit tout de la manière splendide et discrète d’Ortese : « Elle [mon écriture] n’était pas utile. Sans vouloir vraiment me juger et m’excuser moi-même, je dis que mes intérêts (et mes pensées) ont peu à peu abandonné le social et ses guerres pour s’intéresser à des choses totalement étrangères à l’intérêt normal des lecteurs. J’ai été frappée par l’écoulement du temps, des émotions, des formes, et par le fait que tout se perd sans explication. Et l’humanité (sur laquelle j’aurais juré) m’est apparue, de plus en plus, comme une créature lointaine et antédiluvienne, toute en excroissances dorées et monstrueuses, solitude, silence et danger, qui aurait lentement traversé un horizon désert. Je n’ai plus été très favorable à l’humanité ! »
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Actes Sud, 1997, trad. Claude Schmitt.
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Titre du dernier des quatre récits, daté de 1989, du recueil Corps céleste, Actes Sud, 2000, trad. Claude Schmitt.
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Tous trois chez Gallimard, respectivement : 1988, trad. Jean-Noël Schifano, et 1990 et 1997, trad. Louis Bonalumi.
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Les petites personnes, pp. 146-147.
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« Mais même une étoile est pour moi “nature” », ibid., pp. 13-14.
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Pierre Serna, L’animal en république, 1789-1802, Genèse du droit des bêtes, Anacharsis, 2016.
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« Le massacre des animaux », in Les petites personnes, p. 160.
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Ibid., pp. 63-72.