À moins qu’on ne soit juge d’instruction, on ne saura qu’à l’avant-dernière page du roman de Tanguy Viel en quoi consiste l’article 353 du code pénal évoqué par le titre. En attendant, et le verbe attendre n’est pas ici un vain mot, on sera dans un petit bureau, désireux de connaître le sort de Martial Kermeur.
Tanguy Viel, Article 353 du code pénal. Minuit, 176 p., 14,50 €
Le dernier roman de Tanguy Viel est en effet fondé sur une attente, ou des attentes. D’abord celle de Martial Kermeur, interrogé dans un bureau par un juge plutôt bienveillant, qui l’écoute et semble bien souvent le comprendre. Dans une sorte de prologue, on a appris pourquoi Kermeur se trouvait soudain confronté à la justice : il aurait précipité en mer un certain Antoine Lazenec, affairiste plutôt qu’homme d’affaires, venu dans la rade pour construire une station balnéaire moderne et attractive. Lazenec, entre autres méfaits, lui a escroqué 400 000 francs : toutes ses indemnités de licenciement après la fermeture de l’arsenal. Kermeur a-t-il poussé Lazenec ou l’a-t-il laissé se noyer, c’est aux mouettes qu’il faudrait le demander. Elles ont tout vu, mais elles ne sont pas habilitées à témoigner.
L’autre attente est bien sûr celle du juge, qui écoute le récit de Kermeur, apprend comment tout cela a commencé, s’est déroulé et s’est achevé. Le juge, c’est aussi le lecteur, qu’un narrateur aussi habile que méticuleux tient en haleine. On ne saura que très tard comment Lazenec a dupé toute une ville, à commencer par son maire, pourquoi Erwan, le fils de Martial Kermeur, est en maison d’arrêt, et comment la vie de cet ex-ouvrier s’est brisée en multiples morceaux, parce qu’il n’a jamais su se révolter. Même si ce roman ne joue pas sur le suspense, à proprement parler, on se gardera de trop en dire sur une intrigue construite avec minutie, créant un malaise qu’en revanche on peut en partie expliquer.
Partons d’un contexte politique. On est en 1990. Kermeur est conseiller municipal d’une mairie de gauche. C’est l’époque où le Parti socialiste est tout-puissant en Bretagne. Depuis 1981, il suscite l’espoir. Kermeur est heureux d’en être, heureux aussi que son fils soit né au moment de l’élection de Mitterrand. Le Goff, maire de ce village soudain touché par la grâce, est de ces militants qui veulent concilier la tradition du parti et les valeurs en vogue, celles du « rendement » et de « l’investissement », développer leur ville et enrichir la communauté, quitte à s’acoquiner avec des Lazenec. Des Lazenec, on en a connu d’autres ; ils devenaient même parfois ministres.
La rade de Brest semble encore un espace vierge, à peine touché par la modernité. Laquelle fait aussi irruption avec la fermeture de l’arsenal, la mise au chômage de centaines d’ouvriers que des indemnités consoleront vaguement. Cet ancrage breton, nous le connaissons dans l’œuvre de Tanguy Viel : c’est celui d’Insoupçonnable et de Paris-Brest. La rade est en effet un microcosme, un monde parfois vu de la lune d’une montgolfière, ou d’un cerf-volant, dans sa ou ses lumières. Kermeur, pris dans les « jours fossilisés » qui durent depuis si longtemps, a l’œil vif de l’oiseau marin : il distingue les souliers italiens à bout pointu, que porte Lazenec, relève les mots « potentiel » ou « servitude » que l’affairiste emploie quand il considère la bourgade, ou entend le « c’est à nous » d’un notaire à tête de notaire, signant l’acte de vente d’un appartement qui n’existera jamais. Rien de plus sinon des signes, des marques qui rappellent un lieu, une époque, une classe sociale. En d’autres temps, Lazenec aurait été le personnage de western qu’on voit arriver de loin. Aujourd’hui, il est le champignon au pied d’un arbre, et quand enfin Kermeur veut s’en débarrasser c’est comme d’une « verrue ».
La brume ou les pluies, le ciel limpide ou métallique, la nature environnante, tout contribue à façonner le héros et les autres protagonistes. Kermeur est un homme de ce lieu, avec ses valeurs, ses croyances et un destin. Le sien est marqué au sceau de l’échec. Une histoire de billet de loto peut en être l’illustration. Pendant dix ans, il joue toujours la même combinaison. Elle ne sort pas. Le jour où, miraculeusement, elle sort, il n’a pas validé son ticket. Il ne jouera plus jamais, moins par colère ou désespoir que par fatalisme. Son divorce d’avec France ne date pas de ce jour, mais n’est pas sans lien avec lui. Jamais Kermeur ne lutte.
L’un des temps le plus souvent employés par le narrateur est le conditionnel passé, celui qui ne permet pas « d’enclencher la marche arrière ». C’est le temps des espoirs déçus, des gestes inaccomplis, des regrets. Et sans doute le pire des regrets concerne-t-il Erwan, ce fils dont il avait la garde, ce fils qu’il n’a écouté que d’une oreille distraite, lorsqu’ils étaient ensemble, et qui ajoute à l’œuvre de Tanguy Viel une dimension nouvelle, presque tragique. Contrairement à La disparition de Jim Sullivan, roman joueur, puzzle à recomposer par un lecteur amateur d’images et de clichés sur les États-Unis, Article 353 du code pénal est le roman de la solitude, de la difficulté à se parler quand on est père et fils et que le temps passe sans que l’on s’en aperçoive : « Maintenant je demande : est-ce que le silence c’est comme l’obscurité ? Un trop bon climat pour les champignons et les mauvaises pensées ? maintenant c’est sûr que je dirais volontiers ça, que les vraies plantes et les fleurs, elles s’épanouissent en plein jour, et qu’il faut parler, oui, il faut parler et faire de la lumière partout, oui, dans toutes les enfances, il ne faut pas laisser la nuit ni l’inquiétude gagner ».
Ce roman est une histoire de floués, de perdants, que leurs fils ne peuvent que mépriser, ou avec qui ils doivent rompre. C’est un peu le versant dramatique de Paris-Brest, où il était aussi question d’un père et de son fils, l’un obligé de quitter la rade bretonne pour escroquerie tandis que l’autre fuyait à Paris ; simplement, le ton et surtout la phrase ne sont plus les mêmes. Le récit qu’il fait au juge appartient à Kermeur, et un passage situe cet homme aussi bien que le narrateur ou romancier quant à « son histoire » : « Laissez-moi la raconter comme je veux, qu’elle soit comme une rivière sauvage qui sort quelquefois de son lit, parce que je n’ai pas comme vous l’attirail du savoir ni des lois, et parce qu’en la racontant à ma manière, je ne sais pas, ça me fait quelque chose de doux au cœur, comme si je flottais ou quelque chose comme ça, peut-être comme si rien n’était jamais arrivé ou même, ou surtout, comme si là, tant que je parle, tant que je n’ai pas fini de parler, alors oui, voilà, ici même devant vous il ne peut rien m’arriver, comme si pour la première fois je suspendais la cascade de catastrophes qui m’a l’air de m’être tombée dessus sans relâche comme des dominos que j’aurais installés moi-même, patiemment pendant des années, et qui s’affaisseraient les uns sur les autres sans crier gare ».
Le poids de la solitude écrase Kermeur ; au départ de sa femme, il a voulu conserver un miroir abimé. Le miroir reflète le temps qui l’a détruit, et ruiné.