Alors que presque toute l’œuvre d’Imre Kertész est traduite par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, et publiée aux éditions Actes Sud, paraît chez le même éditeur un essai biographique, Imre Kertész : « L’histoire de mes morts », écrit par Clara Royer, une des spécialistes de l’auteur en France. Cette parution donne une belle cohérence éditoriale à un écrivain devenu un classique de la littérature européenne.
Clara Royer, Imre Kertész : « L’histoire de mes morts ». Actes Sud, 396 p., 24 €
L’ouvrage suit l’ordre chronologique de l’existence de Kertész, et se divise en cinq périodes : « Du musulman à l’écrivain (1945-1956) », « La double vie (1956-1973) », « Du bonheur en camp socialiste (1973-1989) », « Kertész l’Européen (1990-1999) » et « Le survivant (2000-2006) ». Chaque division conjugue les éléments biographiques avec l’élaboration et la maturation de l’œuvre. Le lecteur peut ainsi découvrir les différentes étapes ayant conduit à Être sans destin, le roman qui a fait connaître Kertész dans le monde entier ; et il peut mieux comprendre, en traçant des liens entre différents textes, comment l’œuvre dans son ensemble se construit. Clara Royer revient par exemple assez longuement sur Moi, le bourreau, premier projet romanesque qui a été ensuite intégré dans Le refus. La première partie de l’essai biographique permet de prendre toute la mesure de l’impulsion de l’écriture, existentielle, qui ne cessera plus, parallèlement aux travaux de journalisme ou de création dramatique, auxquels sont consacrées quelques pages éclairantes. Imre Kertész a toujours affiché dans ses écrits son désintérêt, voire son dégoût, pour ces comédies auxquelles il s’est astreint, désireux de soulager la dévouée Albina, sa femme, tout en s’accrochant comme « un maniaque » à son roman, comme il le dit lors d’un entretien avec Clara Royer.
Ce découpage chronologique épouse à la fois l’histoire de la Hongrie et celle de Kertész, ce qui confirme, s’il en était besoin, à quel point l’existence – comme l’œuvre – de l’auteur est ancrée dans l’histoire et les évolutions de son pays. L’essai retrace les grandes étapes de l’œuvre et met au jour les principes d’écriture de Kertész, la « mémoire créative », la nécessité de créer une langue, le rapport à la traduction, qui a fait entrer, notamment, Nietzsche dans la vie de Kertész, mais aussi Canetti, Freud ou Wittgenstein. Il convoque les auteurs qui ont été pour l’auteur des viatiques : Pilinszky, Camus, Kafka bien sûr, Thomas Bernhard, Beckett, entre autres ; mais aussi ceux dont il s’est fermement démarqué. Clara Royer cartographie l’ancrage littéraire et culturel de l’écrivain, les terres nourricières sur lesquelles son œuvre s’est construite, à partir du substrat qui, dès l’expérience d’Auschwitz, l’a hanté dans chacun des mots qu’il a écrits, à savoir les emprises de l’État dictatorial sur l’individu.
Clara Royer accorde, à juste titre, une place importante à la musique, absolument capitale dans la vie de l’écrivain, mais aussi dans son écriture. C’est en découvrant les essais d’Adorno sur la musique que Kertész donne tout son sens au terme de « structure » qu’il utilisait pour décrire « l’homme fonctionnel ». Wagner a joué un rôle considérable pour l’écriture du Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Beethoven, Schönberg, Mahler, Bartók, pour n’en citer que quelques-uns, autant de compositeurs qui ont nourri son écriture et sa pensée, et que l’on pourra réécouter en pensant combien ils ont bercé l’écriture de certains textes : Le mandarin merveilleux de Bartók, par exemple, « musique ressassée lors de l’écriture du Refus » ; la Neuvième Symphonie de Mahler, pour laquelle Kertész a éprouvé une passion totale.
« L’histoire de mes morts » est bien l’histoire d’une vie, et à ce titre l’essai contient de multiples détails biographiques qui sont toujours liés à l’œuvre de l’auteur. La rencontre de la première épouse, Albina, est racontée dans ses détails, la vie dans les vingt-huit mètres carrés de la rue Török, pendant trente ans, lieu d’écriture et d’exil intérieur, la disparition de la mère, Aranka, suivie quelques années plus tard de la disparition d’Albina, l’apparition de Magda. La vie de Kertész est marquée par ces figures féminines, et d’autres encore, qui épousent l’homme, la création et inévitablement la destruction. Il revient dans Liquidation sur cet entrelacement de la création et de la destruction, y compris dans la relation amoureuse, avec le personnage de Bé. Les textes d’Ingeborg Bachmann, d’Anaïs Nin, de Sylvia Plath, et sans doute son existence aussi, nourrissent cette réflexion sur « la défiguration et l’anéantissement : ceux imposés aux femmes par les hommes ».
Ce personnage de Bé, en qui Kertész retrouvait la radicalité dont il regrettait de s’être départi au fil des années et des succès, rappelle aussi combien l’existence entière de l’écrivain peut se confondre avec le récit d’une consécration, l’avènement sur la scène littéraire européenne d’un auteur caché et exilé dans son petit appartement, toléré, ou à peine, dans un pays à la périphérie de l’Europe. La consécration du Nobel interroge Kertész au-delà de ce que l’on peut imaginer. Il y a eu bien sûr les polémiques en Hongrie, dont Clara Royer rend compte dans l’ouvrage, mais, plus profondément, ce qui résiste, c’est ce piège de la consécration et du succès, ce piège qui risque d’occulter la radicalité d’une œuvre et d’une expérience. Clara Royer cite ces propos bien connus de Kertész dans Sauvegarde, un an tout juste avant de recevoir le prix : « J’écris sur Auschwitz ; si j’ai été déporté, ce n’était pas pour recevoir le prix Nobel, mais pour être tué ; tout ce qui m’est arrivé d’autre relève de l’anecdote. Que je n’aie pas eu le prix Nobel est aussi absurde que si je l’avais eu. » L’écriture de Liquidation reflète cette crise profonde de l’écrivain, qu’il pressent « dès 1992, au moment même où, publié en Allemagne, il s’était senti lu pour la première fois par des lecteurs anonymes. Oscillant entre le bonheur – ce piège – et l’abattement à l’idée de devenir ‟le prophète bien payé d’Auschwitz” ». Kertész avait fait de l’échec, du « fiasco », la « seule expérience qu’on puisse vivre » (Journal de galère), et considérait la reconnaissance comme la fin de l’écrivain, persuadé que l’incognito, le silence, la solitude sont les conditions sine qua non pour que naisse une œuvre.
Clara Royer a non seulement une connaissance très précise de l’œuvre de l’écrivain – elle recourt à de nombreuses reprises, et à bon escient, à ses différents textes – mais elle a eu accès aux archives de l’Académie des Arts de Berlin, et aux archives privées de l’auteur. Elle s’est également entretenue à plusieurs reprises avec lui, entre 2013 et 2015. La matière de cet essai biographique est donc extrêmement riche et abondante, et son auteur réussit à dominer et à organiser cette matière pour donner à lire un travail à la fois pointu et accessible. Cet essai biographique est donc extrêmement précieux à la fois pour le lecteur familier de Kertész et pour celui qui connaît moins l’œuvre et ses contextes, à qui il permettra de mieux en cerner les contours. L’auteur de l’essai connaît parfaitement l’histoire de la Hongrie et, de manière précise et relativement concise, revient sur ses caractéristiques les plus marquantes, en s’appuyant sur une bibliographie rigoureuse. Elle resitue certaines querelles qui ont opposé Kertész à d’autres intellectuels hongrois, et traduit ainsi le climat délétère du pays dans lequel l’écrivain a choisi de vivre quasiment toute son existence, comme l’affaire Csoóri, en 1990, polémique ayant mobilisé de nombreux intellectuels hongrois sur une question qui avait hanté la vie intellectuelle dans les années trente, celle de l’assimilation juive et du danger que représentaient les juifs pour la Hongrie. La prise de position radicale de Kertész a eu comme conséquence la publication du Journal de galère, qui marque, d’après Clara Royer, « la véritable forme de l’engagement kertészien : un engagement total dans l’écriture ». L’existence, ou l’inexistence, comme il aime à le dire, de Kertész, est entièrement irriguée par cette impulsion de l’écriture décrite et analysée dans la première section de la biographie, et contient en elle-même le travail acharné qu’il a mené toute sa vie, tel un Sisyphe qu’il faut imaginer heureux, selon ses propres mots.
Le travail de biographe de Clara Royer est une excellente synthèse des travaux sur Kertész ; il témoigne d’une connaissance approfondie de l’œuvre, a le mérite de donner à en lire de larges extraits, et met au jour les principaux aspects d’une écriture profondément originale. Il constitue un outil de travail précieux pour qui veut continuer à fréquenter de près ces textes, par les éléments biographiques qui enrichissent la connaissance de l’œuvre ; il dévoile au lecteur amateur de culture et de littérature européennes un grand écrivain, dont la lecture, cela ne fait plus aucun doute, se révèle indispensable.