Iain Sinclair, après s’être intéressé à l’autoroute M25 voulue par Margaret Thatcher, suit le trajet de l’Overground, nouvelle ligne de métro aérien inaugurée en 2010 par le maire Boris Johnson. Claude Eveno, dans une démarche moins systématique, parcourt plusieurs quartiers de Paris et de sa banlieue, entre souvenirs et recherche d’un nouveau regard sur la ville. Écrits avant le Brexit et les attentats de novembre 2015, ces deux livres n’en sont pas moins en prise avec notre temps.
Iain Sinclair, London Overground. Trad. de l’anglais par Maxime Berrée. Inculte, 320 p., 21,90 €
Claude Eveno, Revoir Paris. Christian Bourgois, 352 p., 18 €
L’Overground, également appelé « Ginger Line » en raison de sa couleur orange sur le plan du métro londonien, a inspiré à Sinclair un projet de promenade et un livre, en seize étapes. Tout commence à Hackney, dans le nord-est de Londres, avec une charogne ordinaire, un pigeon écrasé. C’est le point de départ d’une réflexion sur l’évolution du quartier et le premier élan.
Après quelques explorations prometteuses au sud de la Tamise (le « mauvais côté »), Sinclair décide de suivre le trajet de l’Overground à pied, en une journée, avec un compagnon de route, le réalisateur Andrew Kötting, lui aussi arpenteur de territoires. Sinclair guette les traces du passé autant que les bizarreries du présent ; Kötting a toujours faim, soif ou mal aux pieds, si bien que la réalité physique du parcours piétonnier refait régulièrement surface au milieu des réminiscences et des spéculations de l’écrivain. Au milieu du parcours toutefois, le doute pointe ; non pas sur le duo mais sur la quête elle-même. « Et c’est ce que nous sommes à cet instant, Don Quichotte et Sancho Panza : mes charges ridicules, bille en tête, contre des ennemis illusoires, et les clowneries plus terre à terre de Kötting. Toute l’extravagance picaresque de cette entreprise s’efforçant de traiter la ligne aérienne comme une métaphore s’effondrait autour de nous. Chelsea Harbour rendait la satire inopérante. »
Friand de satire politique, même quand elle trouve ses limites, Sinclair s’avère un fin connaisseur de la scène littéraire et artistique londonienne, de Chaucer à Will Self en passant par William Blake et Samuel Beckett. Il entrecoupe le récit de sa pérégrination d’hommages à ses inspirateurs, J. G. Ballard et Angela Carter. Les références picturales ne sont pas en reste (le peintre Leon Kossoff, le sculpteur Antony Gormley) et le compagnonnage avec Kötting occasionne des évocations cinématographiques qui contribuent à élargir les références culturelles hors des îles Britanniques. Sinclair ne se prive d’ailleurs pas de rappeler que Londres a servi de refuge à de nombreux Européens, dont Freud et Marx.
La ligne aérienne a parfois des airs de petite ceinture, et certains lieux comme Southwark Park invitent à des comparaisons parisiennes : « Cette oasis pour nomade urbain non-aligné, l’équivalent pour South London des Buttes-Chaumont dans Le Paysan de Paris d’Aragon, ou de l’un des paradis perdus d’Arthur Machen, est une ressource pour les habitants du quartier, de tous les âges et de tous les tempéraments. […] Les lignes d’influence imaginaires que ces promeneurs laissent derrière eux, leur sensibilité névrotique aux odeurs et aux visions, forment un réseau de rails mentaux reliant les parcs, les cimetières, les bars abandonnés et les chambres où logent des écrivains oubliés. Les jardins cachés, cachettes pour statues en détresse ».
Connivence avec Claude Eveno, explorateur de parcs et de squares méconnus dans L’humeur paysagère, qui cite lui aussi Aragon et consacre de belles pages aux statues du jardin du Luxembourg dans son nouveau livre, Revoir Paris. Il parcourt les rues avec son œil de réalisateur, sensible à l’architecture, à l’agencement spatial et – de façon peut-être plus inattendue – aux églises et aux sculptures, fussent-elles commémoratives. Il semble chercher des repères familiers (qui renvoient à ce qu’il a vécu, ou vu dans des films ou sur des photographies) mais aussi à poser un œil neuf sur la capitale. Cette quête (en quinze voyages) est aussi celle d’espaces plus mystérieux où il espère découvrir quelque dernière marge, dans une démarche qui se rapproche de celle de Sinclair : longer les voies de chemin de fer ou le périphérique.
Le livre d’Eveno est cependant plus personnel, plus introspectif ; promeneur solitaire, l’auteur cherche la trame d’un tissu urbain de plus en plus fragilisé. L’harmonie architecturale n’est plus de mise, la cohésion sociale non plus. Sa critique de l’aménagement du territoire n’a rien à envier à celle de Sinclair : les gouvernements et maires qui se sont succédé ne trouvent aucune grâce à ses yeux. La spéculation immobilière et les questions environnementales n’engendrent rien de bon. Le Paris que l’auteur a connu et aimé n’a-t-il été qu’une fable, un décor de cinéma ? « Mon voyage devenait soudain un exercice de doute attristé sur une vie, au milieu d’un réseau de rues que je ne savais plus regarder avec innocence et curiosité pour des signes d’avenir, ne sachant plus y relever que les éléments d’une preuve de mon appartenance à un monde déjà entièrement disparu sans m’en être aperçu, un monde imaginaire construit sur une imagination collective passagère et fugace. »
Le livre comprend des illustrations (beaucoup de photos, d’Atget notamment) et un index ; si l’absence d’images ne gâte en rien le plaisir de lecture de London Overground, celle d’un index surprend, tant les références y abondent. Que le lecteur accepte donc de se perdre – n’est-ce pas la meilleure façon de connaître une ville ? Peut-on d’ailleurs réellement connaître une ville, a fortiori une capitale, surtout si elle est aussi étendue que Londres ? Sinclair écrit : « [Will] Self met le doigt sur le problème auquel nous faisons face tandis que nous collectionnons les graffitis, les photographies de fresques à la bombe, les fragments d’affiches publicitaires déchirées. Une fois établi, le catalogue des trophées visuels constitue le tableau d’une journée particulière, d’un voyage. Le recoudre exige de la concentration. Mais la carte ne pourra jamais être plus que la carte d’une autre carte, plus avancée. Toujours plus précises, des cartes à l’intérieur des cartes, jusqu’à ce que nos crânes se fendillent » (ou jusqu’à l’accident du dernier chapitre).
Eveno, lui aussi déchiffreur de palimpseste, parcourt (contrairement à Sinclair) le centre de la capitale, mais s’intéresse surtout aux quartiers excentrés et aux communes limitrophes de Paris, comme Montrouge, Asnières, Clichy. Il a pleinement conscience, où qu’il se trouve, de se situer entre deux âges de la ville, y compris dans le dernier voyage : « il n’y avait paradoxalement qu’un grand silence désert à peine gêné par la rumeur du paysage au loin venu remplacer celui de Monet, Degas et Seurat, une ville inconnue à perte de vue, dressée sur le fleuve comme une falaise, mais non ! ce n’était pas une ville, plutôt une étendue inqualifiable et sans limite, posée sur l’eau comme un mirage, un cauchemar dont j’aurais cru pouvoir me réveiller si je n’avais senti soudain, devant pareil spectacle, l’avenir déjà là – une mégalopole où l’humanité se damne, trop nombreuse pour se connaître et choisir d’être ensemble ». Malgré une tonalité souvent teintée de mélancolie, voire de pessimisme, Eveno ne désespère jamais tout à fait de retrouver « la rue », un espace qui appartient à tous, mémoire d’un temps et promesse d’un autre. Dans les quelques lignes qui précisent qu’il a écrit sur le quartier de la place de la République en octobre 2015, on lit : « Ne pas oublier le climat de ce qui a précédé [le massacre], d’autres morts et d’autres vies, de même que penser à ce qui viendra dans la paix ou la guerre, encore des vies, encore des morts, est une façon d’affirmer envers le pire la liberté d’esprit qui erre dans les rues ».
Dans des styles très différents, ces deux écrivains de la même génération donnent chacun à sa ville un visage à la fois familier et inattendu. Suivez les guides.