Infiniment impérial

David Foster Wallace : Toute histoire d’amour est une histoire de fantômes, titre excessivement long, convient à son sujet. Écrite par D.T. Max, journaliste au New Yorker, cette étude biographique traite de la question du génie, fondamentale dans l’œuvre de Wallace, comme on le voit dans L’oubli, recueil de ses nouvelles récemment traduit. Le culte de ce romancier va-t-il exploser en France comme il l’a fait aux États-Unis ? Même si, en fin de compte, on devient évidemment soi-même relate l’interview menée en 1996 par David Lipsky du magazine Rolling Stone pendant la tournée promotionnelle de L’infinie comédie, dans les débuts de cette mythomanie si typiquement américaine.


David Lipsky, Même si, en fin de compte, on devient évidemment soi-même. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé. Introduction, préface et postface traduites par Nathalie Peronny. Au Diable Vauvert, 496 p., 23 €

D.T. Max, David Foster Wallace : Toute histoire d’amour est une histoire de fantômes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic. L’Olivier, 448 p., 25 €

David Foster Wallace, L’oubli. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé. L’Olivier, 400 p., 23,50 €


Et si, au lieu de lire tout cela, on introduisait un DVD dans l’appareil, afin de regarder l’adaptation cinématographique du livre de David Lipsky, The End of the Tour… Y aurait-il meilleure façon de rendre hommage à L’infinie comédie, en confirmant ainsi la vision de Wallace sur l’inféodation de l’homme contemporain à l’écran ?

Pourtant, c’est comme écrivain que Wallace est devenu célèbre. Cela prouverait-il qu’il ait fait fausse piste, que l’Amérique ne fût pas destinée à l’illettrisme, que ses citoyens continueraient à lire des romans, même s’ils font mille cinq cents pages, comme L’infinie comédie ?

Malgré cet obstacle de taille, le public reste fasciné par DFW – l’emploi récurrent de ses initiales évoque JFK, autre héros devenu martyr à l’âge de quarante-six ans –, à tel point qu’on se demande si l’engouement pour Wallace s’explique uniquement par le plaisir que procure sa lecture. Est-ce l’œuvre qu’on aime ou l’idée qu’on s’en fait ? Question circulaire fidèle à l’esprit de l’intéressé.

Tout le monde s’accorde à dire que Wallace fut un « génie ». Qualitatif confirmé par son suicide – l’inadaptation n’est-elle pas une preuve de supériorité ? – et par l’inaccessibilité de son second magnum opus, Le roi pâle, publié à titre posthume, roman encore plus hermétique que L’infinie comédie.

Quel que soit le texte, on a affaire à une prose dense, érudite, musicale, scientifique et encyclopédique. On lutte sans cesse pour comprendre le sens des phrases, de paragraphes interminables. On s’émerveille d’une recherche prodigieuse, de notre insuffisance. On se demande si le but de l’auteur ne serait pas de rappeler à chacun son ignorance. Résolument masochiste, votre chroniqueur n’a pas honte d’avouer son admiration, tout en sautant des passages, et en reconnaissant une certaine vérité dans le propos de Jay McInerney sur L’infinie comédie : « Dans ce roman, beaucoup de pages et peu de phrases sont inintéressantes. »

L’oubli, composé de huit nouvelles, en fournit un exemple édifiant. Dans la première nouvelle, intitulée « Mister Squishy », on nous présente un « panel de consommateurs » qui donnent leur avis sur Petits Délits, une friandise créée par la filiale d’une société nationale fabriquant déjà des snacks industriels dont du « pain de mie extra-moelleux », des « viennoiseries », des « donuts aromatisés », et des « en-cas sucrés et friandises ».

L’aspect aliénant de cet univers, thème familier aux lecteurs de Houellebecq, s’approfondit sous la plume de DFW. Ici, la description prend toute la place, qu’il s’agisse des vêtements, du matériel utilisé dans la décoration de la salle de conférence, ou des méthodes d’analyse des données. Et, enfin, des ingrédients composant Petits Délits : « les Petits Délits étaient tout chocolat fourrage et glaçage compris, et même tout-vrai-chocolat-fondant sans cacao hydrogéné ni sirop de maïs à forte teneur en fructose, de sorte qu’ils étaient considérés moins comme des variantes de leurs concurrents Zingers, Ding Dongs, Ho Hos et Choco-Diles que comme des améliorations et réinventions radicales de ces derniers. Un cylindre de génoise sans farine et édulcorée au maltilol, bombé et intégralement recouvert de 2,4 mm d’un glaçage au chocolat riche en lécithine contenant traces de beurre, beurre de cacao, chocolat pâtissier, pâte de cacao, extrait de vanille, dextrose et sorbitol (un glaçage relativement coûteux, et dont les redondances en beurre avaient nécessité à elles seules des innovations héroïques au plan des systèmes et techniques de production – il avait fallu rééquiper toute une chaîne de fabrication et reformer les ouvriers et recalculer les quotas de production et d’assurance qualité à partir de zéro ou presque), lequel glaçage haut de gamme était aussi injecté dans l’ellipse creuse de 26 x 13 mm au centre de chaque Petit Délit à l’aide d’une aiguille pâtissière à haute pression (un centre qui dans les produits Hostess Inc., par exemple, était bourré de l’équivalent sucré d’une crème de saindoux), avec pour résultat une double dose de glaçage ultrariche qualité quasi-restaurant dont la poche centrale — puisque l’air donnait à la fine couche extérieure l’aspect pâte d’amande dure mais décadente des glaçages traditionnels — semblait par contraste encore plus riche, plus dense, plus sucrée, et plus délictueuse que le glaçage extérieur, glaçage qui à en croire les QPI et RDRG des Tests de terrain de la concurrence était la partie favorite du consommateur. »

Ce paragraphe vous glace ? Votre chroniqueur, faute d’espace, l’a pourtant coupé bien avant la fin. C’est dire !

David Foster Wallace

David Foster Wallace (2006) © Effigie/Leemage

Un tel texte est-il lisible ?

Il faut s’abandonner au lyrisme de cette ode à la malbouffe, le temps d’une visite guidée des Enfers, avec leurs impasses et leurs culs-de-sac. Pour déboucher sur la « poche centrale », celle-ci étant entourée d’une fine couche d’aspect pâte d’amande. N’y décèle-t-on pas une légère odeur scatologique ? Plus c’est infect, plus c’est réjouissant.

À ce propos, il est intéressant de confronter « Mister Squishy » à « The Clang Birds » (« Les oiseaux Clang »), l’une des premières nouvelles écrites par DFW lorsqu’il était encore étudiant à Amherst College : « un oiseau fictif volait en cercles qui allaient rétrécissant, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans son propre cul… Dieu animait un jeu télé existentiel où les participants devaient répondre à des questions impossibles ou paradoxales. Dieu gérait le buzzer et personne ne pouvait quitter la partie ».

Ce résumé de la trame des « Clang Birds », tiré de l’étude signée D.T. Max – un romancier maximaliste peut-il espérer un biographe mieux nommé ? – révèle de surprenantes similitudes avec la première nouvelle de L’oubli ainsi qu’avec le chef-d’œuvre de DFW, comme si la matrice de son univers existait déjà en germe lorsqu’il avait vingt ans : la circularité ; la généralisation de la vie scolaire (acquisition de connaissances, examens, notations) ; l’intérêt pour les déchets/ordures. Les amoureux de Wallace feront quantité d’autres découvertes de cet ordre dans David Foster Wallace : Toute histoire d’amour est une histoire de fantômes. Cette première biographie se lit comme un Bildungsroman, où la vie entière de Wallace semble préfigurer la création de L’infinie comédie.

Quels sont les thèmes principaux du livre de Max ? D’abord, celui du génie : les passages les plus marquants concernent les années passées à Amherst, où l’on découvre le prodige naissant, l’étudiant le mieux noté de sa promotion, en concurrence avec son meilleur ami, Mark Costello, les premiers depuis longtemps à écrire deux dissertations chacun et à obtenir la double mention summa cum laude.

Max insiste sur les notes obtenues par Wallace, ses brillantes performances universitaires, pour montrer que l’intelligence de son sujet était hors norme. Des camarades de fac ainsi que ses professeurs confirment le diagnostic. S’agit-il d’une sorte de super-héros : Ordinateur-Man ?

C’est le cas de l’un des héros de L’infinie comédie, Hal Incandenza, qui a déjà mémorisé plus d’un tiers de l’Oxford English Dictionary à dix ans, et dont le surnom est un clin d’œil à celui de l’ordinateur dans le film 2001 : l’Odyssée de l’espace. On apprend que, dans une première version du roman, Hal s’appelait « David ».

Avoir un cerveau surdimensionné est-il essentiel pour un romancier ? C’est le socle sur lequel repose le pacte fictif chez Wallace : dans « Mister Squishy », par exemple, on n’aura la patience d’aller jusqu’au bout de la pléthore d’informations descriptives que si l’on croit à la présence d’une intelligence organisatrice.

D’où le souci des partisans de DFW de prouver qu’il était le « meilleur » – on pense à Donald Trump ­­–, objectif partagé par David Lipsky, auteur de Même si, en fin de compte, on devient évidemment soi-même, où le journaliste de Rolling Stone explique que les cinq jours passés avec DFW ont constitué « la meilleure conversation de [sa] vie ».

Aujourd’hui, faut-il être américain pour revendiquer le statut de génie ? Pour publier un roman encyclopédique massif à portée universelle ? De fait, DFW avait une conscience aigüe de son « américanité », comme on le voit dans la biographie de D.T. Max.

En effet, Wallace met la question impériale au cœur de L’infinie comédie, roman d’anticipation où les États-Unis, le Mexique et le Canada ont fusionné pour former l’O.N.A.N. (Organisation des Nations d’Amérique du Nord). DFW était-il favorable à cet expansionnisme ? On suppose que non, puisqu’il est généralement considéré comme subversif. Mais D.T. Max nous apprend qu’il a voté pour Reagan, tandis que dans le récit de Lipsky Wallace avoue avoir eu « une affreuse obsession » pour la « Dame de fer » lorsqu’il était à Amherst : « Pendant toute la fac : j’avais des posters de Margaret Thatcher, je pensais souvent à elle. »

Comme Houellebecq, Wallace est fasciné par la géographie. Dans L’infinie comédie, cette passion sécrète ressurgit à plusieurs reprises, comme par exemple, dans les jeux de guerre inventés par des élèves de l’Académie de tennis d’Enfield. Le romancier masculin se révèle souvent un géographe frustré : il sublime sa passion pour la terre, pour la conquête de celle-ci, à travers son assujettissement de la langue. DFW décrit le territoire, faute de pouvoir l’envahir.

Autrement dit, on peut lire son chef-d’œuvre comme une fantaisie militaire, la mise en scène d’un clash de civilisations. Comme dans un jeu d’échecs, DFW distribue ses pions de façon stratégique : les personnages acquièrent leur « valeur » en fonction de leur capacité de déplacement et de nuisance, en faisant abstraction de leur psychologie. Seule importe la description du « territoire ».

« Mister Squishy » reste fidèle à cette esthétique : les détails concernant la salle de conférence ou les ingrédients du snack sont pertinents parce qu’ils informent le lecteur de l’évolution d’une lutte industrielle en faveur de la conquête de parts de marché.

C’est ce que DFW fait de mieux : l’insertion d’un personnage dans un réseau, octroyant à ses moindres gestes une signification guerrière. Chaque phrase cache un sens tactique, comme dans les récits élaborés par les tenants des théories du complot. L’individu, tel un fantassin, compte peu.

En même temps… dans cette surabondance de gens et d’informations, certains personnages sortent de l’eau, tels des super-héros. On pense à la famille de Hal Incandenza, responsable de la création et de la diffusion de l’arme de destruction massive – une vidéocassette si puissante qu’une fois insérée dans le lecteur elle a pour effet de paralyser le spectateur. Les Incandenza ont beau appartenir à la classe moyenne, leur saga familiale influera sur le destin de tous les pays de l’O.N.A.N.

N’est-il pas grisant de s’identifier à eux, comme il l’est de regarder un président illettré (mais doté de capacités extraordinaires !) descendre d’un avion décoré de son nom peint en grandes lettres : le Trump One ? Si même un mec vulgaire s’avère être un génie, ne le sommes-nous pas tous ?

Quant aux misérables lecteurs étrangers vivant hors des limites de l’Empire, que peut-on faire pour eux ? Ils se trouvent à deux degrés de séparation du pouvoir ultime. Cette double carence se répare-t-elle ?

En leur faisant don du canon et de la vie de David Foster Wallace, ne leur donne-t-on pas la possibilité, à eux aussi, de vivre l’hyperpuissance par procuration ?

Nous sommes tous américains, citoyens de l’O.N.A.N. !

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