Au chapitre VIII du Gargantua, paru en 1534 (ou au début de 1535), Rabelais fait écrire à son héros une fameuse lettre à son fils Pantagruel qui achève ses études à Paris. Une formule définitive, altière, résume l’ambition exhaustive de ce père à son rejeton (le doter d’une formation académique totalisante et en quelque sorte absolue) : « Somme, que je voye un abysme de science ».
Charles Frankel, Extinctions. Du dinosaure à l’homme. Seuil, coll. « Science ouverte », 313 p., 22 euros.
Certes il s’agit de deux géants, mais ce texte est néanmoins un des seuls du livre qui soit exempt d’ironie sous-jacente : au moment du plus bel essor de la Renaissance française, fille de l’italienne et juste avant les premiers signes graves des guerres de religion à venir, l’athlète complet de la culture qu’était Rabelais pouvait raisonnablement croire qu’une maîtrise de l’ensemble des connaissances était possible. À l’évidence, nous n’en sommes plus là du tout et le cloisonnement des savoirs est devenu tel qu’à l’intérieur même de chaque grand domaine scientifique les spécialistes ont du mal à s’évader de leur canton.
Est-ce une raison pour que les « littéraires » soient en général si ignorants des sciences moyennement « dures », ou au moins accessibles dans leurs conclusions – toujours provisoires puisque, par définition, « falsifiables », contrairement aux dogmes des religions dites « révélées » : paléontologie, biologie, astrophysique, cosmologie, sans lesquelles la condition humaine actuelle demeure sans aucun doute opaque ? Je ne le pense pas. Moyennant l’abonnement à trois ou quatre revues de qualité, une teinture un peu mieux que vague de la course exponentielle des connaissances reste à portée, à condition de compléter ces lectures par de bons ouvrages de vulgarisation qui offrent à ceux que les journaux ont mis en appétit une nourriture plus substantielle.
Qu’est-ce qu’un bon ouvrage de vulgarisation ? Longtemps, me semble-t-il, on n’en trouvait guère en France qui fussent du niveau de L’Astronomie populaire de Camille Flammarion, publié à la fin du XIXe siècle. Par exemple en paléontologie, une science entre toutes évolutive et excitante, l’admirateur des dinosaures et de leur fabuleuse carrière de 150 millions d’années revenait de Boston les bras chargés de volumes traitant de questions aussi passionnantes que la locomotion des reptiles théropodes dont sont issus les oiseaux, leurs adaptations diverses, leurs œufs géants, leur organisation sociale, les controverses portant sur leur circulation sanguine (homéothermes comme nous, animaux à la température interne autorégulée, ou bien poïkilothermes comme les crocodiles, qui dépendent pour leur activité de la température ambiante et pourtant sont les plus proches parents des oiseaux). On ne trouvait pas alors aisément à Paris, il y a une trentaine d’années, l’équivalent accessible à tous de ces travaux essentiels.
Depuis, dans tous les quadrants de la recherche scientifique, le paysage ici a heureusement changé, même si on ne tombe pas fréquemment sur un livre aussi roboratif que celui du géologue Charles Frankel, Extinctions. Du dinosaure à l’homme. D’abord c’est fort bien écrit, sans aucun jargon ni pédantisme, dans un esprit de vulgarisation justement très sérieux, mais agréablement nuancé d’une pétulance qui évite le recours parfois si platement anglo-saxon à la plaisanterie téléphonée.
Ce géologue n’est surtout pas ordinaire. Il n’a pas les pieds dans la glèbe et s’intéresse à d’autres planètes que la terre, ce qui lui permet de proposer un essai à large spectre partant d’un rappel des cinq crises majeures qui ont failli, sur terre, éradiquer le vivant, du Paléozoïque (vers moins 500 millions d’années) au Cénozoïque (disparition des dinosaures à l’orée de cette ère, il y a 66 millions d’années) pour aborder la sixième extinction en cours, celle dont l’homme est l’unique responsable. L’intention fondamentale de la démonstration – fondée sur une accumulation de preuves argumentées et convaincantes – que nous sommes en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis, et que l’équilibre relatif du système Gaia va très vite voler en éclats à moins de mesures drastiques, cette démonstration engage la nécessité de politiques clairement écologiques.
Preuves ? Elles ne sont pas nouvelles. Le but d’une vulgarisation réussie n’est pas d’innover, mais de rassembler les pièces d’un problème et de fournir au lecteur les moyens non de le résoudre mais d’en appréhender lucidement les divers aspects. Il faut être éclairant, à peu près complet, et susciter l’intime conviction sans dogmatisme. Aussi certains amateurs n’apprendront-ils peut-être rien de décisif concernant le sort, aujourd’hui très médiatisé, des sympathiques grosses bêtes disparues à la lisière du Crétacé, troisième et dernière division de l’ère Secondaire. Tout le monde sait ou devrait savoir qu’une météorite de dix kilomètres de diamètre, tombée en bordure du Yucatan il y a 66,2 millions d’années et dont la cicatrice laissée à la fois sur la terre ferme et dans la mer est le cratère de 200 kilomètres de diamètre de Chicxulub à cheval entre la péninsule mexicaine et l’océan qui la baigne, a causé leur disparition (et l’essor subséquent des mammifères, dont nous sommes, et des oiseaux).
Néanmoins Charles Frankel reprend avec tant de précision l’enquête ayant abouti à définitivement avérer ce scénario apocalyptique, malgré les furieuses oppositions de demi-savants cramponnés à leur pré carré de certitudes, tel le peu regretté Claude Allègre en France, que nous en suivons avec une jubilation renouvelée de l’enfance les étapes successives : localisation de la météorite géante grâce au repérage universel d’une mince couche d’iridium d’origine cosmique, raisons objectives de l’ampleur des dégâts produits (taille du projectile, mais aussi et peut-être surtout, emplacement de sa chute qui, en vaporisant l’eau de mer, a provoqué un aérosol décuplant les effets de l’accident), enfin leçons à tirer d’une extinction massive du vivant sur terre, mer, et dans l’atmosphère.
C’est à partir de ces leçons, en effet, que le corps même du livre, à coups de mini investigations locales portant notamment sur la destruction des faunes et environnements primitifs par les vagues expansionnistes de l’espèce animale la plus prédatrice, celle d’Homo appelé abusivement Sapiens, se construit et nous met le nez dans notre contemporaine mélasse. Vous savez que le réchauffement climatique n’est pas une blague et prenez l’avis des contre-experts entourant le président non élu Donald Trump pour ce qu’il est : un mélange à haute valeur ajoutée de crétinisme et d’intérêts pétroliers bien compris. À la bonne heure ! Vous ne serez pas déçus par cet excellent livre, bien plus nécessaire à l’honnête homme d’aujourd’hui que telles ou telles fictions, et beaucoup moins soporifique que nombre d’entre elles.