Agnès Vaquin, critique à La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau depuis 1981, membre de la rédaction d’EaN, est morte au début du mois de janvier. Au-delà de sa disparition, c’est une manière de lire que l’on perd, une sorte de lucidité franche, une honnêteté absolue, une ironie qui revigorait.
Confronté à la perte d’un ami, on lit ou on relit un livre. C’est un partage assez sûr qui fait que se récrée un lien unique, dans le pli d’une solitude silencieuse, un recueillement, une sorte de suspens. Parfois, ce mouvement semble encore plus évident, parce que les livres formaient le pont qui, par-delà les générations, les vies si différentes, les sexes, les goûts aussi, rendait possible une amitié véritable. Avec Agnès Vaquin, les échanges autour des livres, puis de la vie, de la maladie, du passé, de la nourriture, avaient pour moi une saveur particulière car elle lisait autrement.
Elle lisait avec la compréhension évidente que la littérature demeure quelque chose de physique, de concret. Les livres, pour elle, étaient totalement dans la vie, quand pour moi, encore, ils relevaient souvent d’une forme d’idéalité un peu romantique. Elle parlait ainsi des livres d’une manière simple, déconcertante, avec quelque chose de rauque dans la voix. Les livres ne nous étouffent pas, ils nous rendent plus libres, plus lucides, plus tristes aussi, me disait-elle. Lire, c’était une grande part de sa vie : derrière une lassitude plus ou moins feinte, comme si le labeur critique l’épuisait davantage à chaque recension, mais avec dans l’œil une petite lueur malicieuse qui la contredisait d’évidence.
Elle lisait chaque semaine des paquets de romans français, notant des bouts de phrases, écoutant la musique des langages, comme retenue, modeste, seconde. Agnès lisait les livres comme on recompose un puzzle, absorbée par un travail manuel, précis. Elle notait, avec une grande application, de longs passages des livres qu’elle lisait dans un cahier d’écolier de grand format. Et, ensuite, à partir de ces morceaux séparés, elle commençait à écrire sa recension, comme habitée par ces bouts de langue soudain autonomes, placés comme entre elle et le livre. Je ne peux travailler que comme ça, me disait-elle, c’est mon côté prof, ou élève plutôt, ajoutant une anecdote sur son enfance, pendant la guerre et après, sur les peurs de cette époque, la terreur des Allemands, les manques, « son » coin de province, là-bas dans le centre de la France, sa famille et l’école républicaine.
Chaque texte la reliait plus encore à ce qu’elle connaissait d’elle-même. Il fallait donc ne pas les avaler, leur laisser l’espace pour être eux-mêmes. Car si elle savait trouver dans chaque livre – Gailly, Sautière, Lê, Bon, Le Clézio, Oster, Pinget, Germain, Jouet, Ernaux, Rosenthal, Riboulet, Desbiolles, Réda, Belleto… – un timbre, une tonalité, elle comprenait que chaque livre revient à soi, à ce qu’il occupe comme espace dans notre existence.. Elle tranchait donc aisément. Elle sentait les livres, défendait une lecture en grande partie intuitive. Et cette intuition se rattachait au réel, à ce que les livres en déforment, de ce qui revient à l’existence la plus évidente. Elle se méfiait des théories, passait à côté, comme si, en s’intéressant au concret, on évitait les écueils d’une littérature désincarnée, anémique.
Je me souviens d’elle lorsqu’elle avait participé à l’émission que j’animais sur internet – La Quinzaine des libraires -, de l’écart qu’elle avait fait lorsque nous parlions de La Carte et le territoire de Michel Houellebecq dont elle disait qu’il était moqueur, qu’il se moquait du monde, qu’il savait très bien ce qu’il faisait et dont elle aimait les livres. Elle avait remarqué qu’il disait que tel village se trouvait dans tel département et qu’il se trompait, que c’était de l’autre côté de la frontière dudit département. Comme elle avait grandi dans ce coin-là, elle le savait parfaitement. Et, pour le prouver, elle avait sorti de son sac une grande carte IGN et c’est à partir de cet écart – qui était tout sauf une vérification naïve de ce qu’un écrivain décrit – qu’elle avait développé, l’air de rien, une réflexion passionnante sur le travail de Houellebecq, sur ce qui se joue dans ce livre.
Et, comme un fait exprès, le second tome des œuvres de Houellebecq paraît au moment de sa mort, chez Flammarion, en même temps qu’un Cahier de l’Herne qui lui est consacré. Qu’en aurait-elle dit elle ? Sans doute autre chose que moi et que la plupart des autres gens. Agnès lisait de cette manière qui échappe toujours un peu, avec une franchise étonnante, toujours un peu lasse d’on ne sait quoi, inquiète, comme si chaque livre suspendait la vie. Et elle recommençait toujours, avec une énergie presque contradictoire. Cette manière de lire, cette force, le décalage permanent qu’elle assumait jusque dans ses postures physiques d’oiseau un peu penché, circonspect, son ironie lucide, manquent, déjà.