Après Deux messieurs sur la plage, en 2015, les éditions Jacqueline Chambon nous offrent aujourd’hui un court récit de l’écrivain autrichien Michael Köhlmeier, un conte des temps modernes qui ne laissera personne indifférent.
Michael Köhlmeier, La petite fille au dé à coudre. Trad. de l’allemand (Autriche) par Marie-Claude Auger. Jacqueline Chambon, 112 p., 13,50 €
« Cet homme était son oncle.
Elle ne savait pas ce que ce mot signifiait.
Elle avait six ans. »
Ainsi commence ce prétendu « roman », de manière abrupte. Sans parents, sans papiers, la fillette privée de tout semble débarquer d’une autre planète. Pas de passé, un avenir illisible, un présent qui a du mal à coïncider avec celui des autres. La référence à La petite fille aux allumettes d’Andersen est explicite : comme son lointain modèle, l’héroïne de Michael Köhlmeier erre sur les trottoirs d’une grande ville en plein hiver, elle a faim, elle a froid, elle a peur. Même dérive, même cruauté du monde autour d’elle. Mais, cette fois, nous sommes dans l’univers des migrants, de leurs enfants abandonnés ou orphelins qui, au bout de leur chemin d’exil, trouvent une terre d’accueil si peu accueillante.
La fillette ne peut guère compter que sur sa jolie frimousse pour subsister. Pour tout viatique, celui que le narrateur appelle son oncle lui a indiqué où trouver à manger, et lui a appris à crier dès qu’elle entend le mot « police ». Quand elle se retrouve livrée à elle-même, rares sont les adultes qui ne restent pas indifférents à sa misère. Comme dans tout conte qui se respecte, ils se partagent en deux groupes, les bons et les méchants, mais il n’est pas toujours aisé de démêler leurs véritables intentions. Le gentil Bogdan, par exemple, autre étranger en ce pays sans doute, s’occupe d’elle au début. Mais il arrive aussi que la bonne fée qu’on s’était imaginé trouver sur son chemin se transforme en sorcière !
L’héroïne n’a pas de nom, jusqu’au moment où elle affirme s’appeler Yiza, même si « elle savait que Yiza n’était pas un nom ». Elle ne comprend pas la langue du pays où elle se trouve, et qui ressemble fort à un pays européen : l’Allemagne ou l’Autriche peut-être, comme le suggère le prénom Renate qui apparaît dans le texte. Mais point n’est besoin de le nommer, il reste l’espace anonyme et universel du conte, quand bien même le lecteur le reconnaîtrait immédiatement comme son univers familier.
Les noms de Schamhan et d’Arian, les deux compagnons de Yiza, ont une consonance caucasienne ou iranienne, à laquelle Michael Köhlmeier associe un détail physique : les sourcils noirs et touffus d’Arian, qui font fuir les bonnes gens. La seule certitude, c’est que les deux garçons ont une langue en commun, même s’ils ne viennent pas du même pays. Qu’importe d’ailleurs d’où ils viennent, la nationalité d’un « réfugié » ne compte plus guère. Mais dans leurs noms résonne aussi le monde de l’ancienne Perse, ou du chamanisme ancestral… Quant à Yiza, on peut imaginer que son oreille enfantine a déformé le prénom Evguenija que lui avait donné Bogdan, mais on perçoit comme en lointain écho le nom de la déesse Isis, ou Izia , « la souveraine », qui voyagea elle aussi en Europe … Elle se sert du dé à coudre dont il est question dans le titre pour protéger une blessure qu’elle a au doigt (clin d’œil discret à un autre conte bien connu). Le dé, son talisman, sa seule richesse, peut symboliser l’immense besoin de protection qu’éprouve la fillette, mais l’auteur, féru de mythologie, nous invite peut-être à laisser notre imagination vagabonder sur d’autres pistes : « Il était en cuivre, on aurait dit de l’or ».
C’est donc auprès de deux enfants un peu plus âgés, abandonnés comme elle, que la petite fille trouve protection. Parce que « trois enfants ensemble étaient moins suspects », ils forment un succédané de famille, vivant d’expédients et de rapines, inventant au jour le jour les stratégies de survie, mais toujours avides de liberté. On songe parfois à Hänsel et Gretel, d’autant que leur périple se termine à deux. Mais le scénario n’est pas rose, c’est plutôt celui d’un road movie qui tournerait mal. L’errance des petits n’a rien d’un parcours initiatique au terme duquel ils auraient gagné leur place dans la société des adultes. Ni happy end, ni promesse de bonheur, la roue pour eux continue de tourner, et la dernière page laisse le récit ouvert sur des lendemains incertains. C’est le propre du conte de nous entraîner jusqu’aux marges du réel et de l’imaginaire, là où le monde onirique renvoie insidieusement au nôtre. Mais y a-t-il encore place pour le merveilleux dans les épreuves que traversent ces enfants ?
Seul Schamhan, le plus âgé, maîtrise la langue du pays où ils vivent, et peut aussi comprendre les deux autres. Mais même si les trois enfants ne parlent pas tous la même langue, ils sont à l’unisson, car leur communauté de destin vaut tous les langages. Ils déambulent dans la ville, trouvent pour un temps abri dans la forêt – passage quasi obligé des contes – et rêvent d’une maison chauffée au réfrigérateur bien garni. On ignore ce qu’ils ont vécu auparavant et, lorsqu’ils évoquent des voyages, on devine des routes d’exil, des frontières franchies clandestinement. Il est cependant aisé de les reconnaître, car ces enfants, nous les croisons chaque jour au détour d’une rue, dans le métro, en embuscade près d’un feu tricolore, prompts à nettoyer notre pare-brise.
Michael Köhlmeier écrit l’histoire de cet hiver de souffrance avec une grande économie de moyens, dans une langue épurée dont la traduction française a su garder la rigueur et la beauté. Ses phrases sont sobres, limitées à quelques mots parfois, à la manière des enfants dont le vocabulaire est d’autant plus restreint qu’ils sont restés éloignés de l’école, même dans leur pays d’origine. Mais c’est dans la concision de la langue, dans ses creux et dans ses vides, que le sens se révèle le mieux. Le texte n’en est que plus dense, plus vigoureux, et le lecteur ne connaît aucun répit jusqu’à la dernière page. Si le dépouillement donne du relief à la détresse, il en donne aussi à la richesse intérieure de ces enfants que leur vie contraint à grandir plus vite que les autres.
La déficience du langage peut engendrer des conflits, ou les accentuer : la violence que les enfants sont capables d’exercer en réponse à celle qu’ils subissent peut être extrême et les conduire au pire, à l’irréparable. En même temps, Yiza, qui comprend de mieux en mieux, s’éveille à la vie. Quand le printemps succède à l’hiver et qu’il s’en faudrait de peu pour croire aux beaux jours, elle a beaucoup changé.
Quand la réalité se fait trop insupportable, les enfants se réfugient dans le rêve, car c’est là qu’ils se comprennent le mieux. C’est là que Schamhan, le bien nommé, puise son inspiration, quitte à tout oublier quand il se réveille : « Il devait réfléchir à quelque chose mais ne se souvenait plus à quoi. Dans son rêve, il le savait. » C’est en rêve aussi qu’Arian et Yiza se figurent des jours heureux, tout comme la petite fille du conte d’Andersen voyait sourire sa grand-mère :
« Yiza ?
Oui.
On rêve ?
Je crois qu’on rêve, Arian.
On rêve le même rêve ?
On rêve le même rêve, Arian.
Tu comprends ma langue ?
Et tu comprends ma langue, Arian. Nous sommes adultes, Arian.
Tu es peut-être ma femme.
J’aimerais bien t’avoir comme mari, Arian. Tu t’occupes de moi. Tu me protèges.
Le soir, on écouterait de la musique. Tu as déjà écouté de la musique, Yiza ?
Non, pas encore. Mais je vais écouter de la musique. Et je vais te faire la cuisine, Arian.
Tu as déjà fait la cuisine, Yiza ? Du riz ou des nouilles, des petites boulettes de viande ?
Non, mais je vais apprendre. Tu aimes le football, Arian ?
Oui, beaucoup. Ça doit être formidable de marquer un but. Marquer un but dans un match important, ça doit être formidable. […]
Maintenant, dors, Yiza.
Mais on dort, Arian.
Maintenant dors. »
Chez Andersen, la petite fille finissait par rejoindre sa bonne grand-mère dans un monde meilleur. Rien de tel ici. L’idéal qui apparaît en songe est le mirage d’un monde qui n’est qu’une réplique du nôtre. Une vie tranquille, de bons petits plats le soir et du football pour se distraire… ou pour se faire une place au soleil en devenant un joueur admiré. Ce quotidien bien ordinaire représente donc un paradis pour les enfants, frères et sœurs des sans famille qui peuplent nos villes !
Une sévère critique de notre époque s’exprime par des moyens purement littéraires dans le récit de Michael Köhlmeier, miroir où se reflète l’image grimaçante d’une société peu généreuse, par-delà les principes qu’elle professe. Une critique qui n’épargne personne, pas même les enfants. Il ne suffira pas de refermer le livre de Köhlmeier pour se débarrasser de notre malaise.