Éloge de la bêtise

Il est toujours risqué d’écrire sur la bêtise. On s’expose à l’accusation d’arrogance, ou pire, de naïveté. « La bêtise n’est pas mon fort », ose déclarer le Monsieur Teste de Valéry. Mais c’est Valéry. Rien n’est plus étranger à Denis Grozdanovitch que cette présomption de l’intellect. Son livre est d’ailleurs moins un ouvrage critique sur la bêtise, ou contre elle, que le journal de bord – le log‑book, aurait dit Valéry – d’un écrivain qui s’interroge, au gré de ses lectures – toujours rares et choisies – et de ses expériences – finement évoquées par ce conteur né –, sur ce qu’il appelle le « génie » méconnu de la bêtise. Et qui finit par écrire, paradoxalement, un livre qui est un régal d’intelligence, d’humour et, peut-on même dire, de sagesse pour aujourd’hui.


Denis Grozdanovitch, Le génie de la bêtise. Grasset, 318 p., 20 €


Ce sont, dit l’auteur, les leçons, dans l’enfance, d’un certain Valentin, un « simple d’esprit » de la campagne, un « farfadet » en communion singulière avec la nature et les animaux, qui aurait révélé au jeune Denis que « la bêtise attribuée aux gens simples, aux idiots et aux animaux, recelait bien souvent une clarté spirituelle qui faisait défaut à l’intellligence révérée chez les “grands intellectuels”». Mais cette révélation n’empêche pas l’écrivain de lire les meilleurs auteurs, comme Simon Leys et George Orwell, et de consigner citation après citation dans des carnets destinés à nourrir la réflexion qu’il mène de livre en livre depuis son attachant Petit traité de désinvolture (José Corti, 2002). Il célèbre la bêtise avec beaucoup de science.

Certes, c’est le revers de la méthode vagabonde qui est ici suivie, Denis Grozdanovitch n’échappe pas à une certaine contradiction, dans la mesure où cette célébration de la bêtise vitale et de la nécessité du « bovarysme » (Jules de Gaultier) s’accompagne d’une critique pleine de verve de la stupidité « intelligente » des savants discoureurs, des raseurs à lubie, des experts autoproclamés, des polytechniciens à « solutions » ingénieuses – qu’ils nous pardonnent ! –, tous ces « besserwisser » – « ceux‑qui‑savent‑mieux » –, auxquels il oppose la vitalité des innocents, des schlemiels à la parole simple et claire. Mais entre bêtise et stupidité la frontière n’est-elle pas floue ? La bêtise, « l’éternelle et universelle bêtise », peut présenter deux visages, celui de la stupidité intellectuelle qu’incarnent (et finissent d’ailleurs par répudier) Bouvard et Pécuchet, et la « conformité fanatique plate » dont parle Flaubert dans une lettre de 1880 à Maupassant ; elle peut aussi être une bêtise primordiale, en contact mystérieux avec la nature, les animaux, les « bêtes », et conduire à une forme d’extase panthéiste, à laquelle Flaubert lui-même n’est pas resté étranger.

Denis Grozdanovitch se réclame d’une forme de perspectivisme, ou de scepticisme radical inspiré de Montaigne  et de l’Apologie de Raimond Sebond, qui le conduit dans les parages d’une critique tous azimuts de la physique, de l’informatique, des chiffres et de la prétention qu’ont les algorithmes de gérer nos vies. Les écrans, dit-il, « font écran » et nous empêchent de voir, de sentir, de vraiment partager. Prêtons plutôt attention, semble-t-il dire, à la « dense et douce euphonie » du ronronnement du chat, à cette « solide ataraxie » sans aucun point d’angoisse dont nous avons perdu le secret.

Denis Grozdanovitch le génie de la bêtise

Denis Grozdanovitch © J.F Paga

En fait, ces remarques, qui font sans doute rapidement bon marché des quelques vérités scientifiques dont l’humanité dispose, s’inscrivent dans une vision globale, anthropologique, de la condition humaine.  La bêtise, dans ce contexte plus large, loin d’être une défaillance amusante de l’esprit, exprimerait la nostalgie irrépressible d’un Paradis perdu, le regret mélancolique d’une vie en bonne intelligence avec la nature, et servirait de protection instinctive contre le développement excessif de la conscience, de la lucidité, ce « cadeau empoisonné » qui fait notre malheur. « Ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de notre esprit », notait Montaigne, dûment cité par Denis Grozdanovitch. Ce dernier veut, fraternellement, nous faire retrouver, dans une certaine mesure,  la « sourde joie de vivre », « l’insoucieuse béatitude d’être au monde », gâchée par les demi-habiles de la science. Suivant un parcours original, il en vient ainsi à l’écologie par la littérature :  il s’agit d’« entrer en profonde empathie avec les mœurs animales et tenter de retrouver l’ancienne fraternité qui nous liait étroitement à elles et que notre présomption occidentale progressiste a presque entièrement ruinée ». Le paradoxe est que ce sont les observations de la science (sur la destruction fatale de son environnement par l’homme) qui donnent leur meilleure assise aux préconisations de Denis Grozdanovitch…

« La bêtise, dit encore Flaubert, consiste à vouloir conclure. » Mais l’auteur nous réserve une belle conclusion, d’ailleurs annoncée discrètement dès la première page :  il joue franc jeu et suggère que la bêtise, dans sa naïveté, et l’intelligence, dans sa folle présomption, ont en réalité partie liée, dans un même jeu émancipateur, dans une sorte de « scène de ménage théâtrale », dans un face-à-face truculent, tel qu’on le voit dans tout le théâtre comique européen, chez Molière, bien sûr, dans Les femmes savantes, ou Le malade imaginaire par exemple, mais aussi chez Beaumarchais, Marivaux, Labiche, Courteline, et Feydeau. sans oublier Alfred Jarry, Ionesco ou Beckett… Tous – et pourquoi oublier le cinéma ? – ont su jouer du ressort comique de la  bêtise qui s’arme du bon sens pour contester  « sourdement la condescendance prudhommesque de ceux qui croient détenir la science infuse ». Pas de Diafoirus sans Toinette…

Et, dans un singulier, mais éclairant, rapprochement, Denis Grozdanovitch va même jusqu’à comparer ce jeu subtil de la bêtise et de l’intelligence dans le théâtre européen à la révolte tout aussi émancipatrice, par d’autres voies, de la Beat Generation, de Kerouac, et autres admirateurs américains d’Emerson et de Thoreau. Deux façons de se libérer du moi, de ses vanités égocentriques et de ses illusions de toute-puissance : au théâtre et dans l’existence, « la douce hilarité provoquée par l’incohérence universelle m’offre, pour finir, sa joyeuse et rédemptrice suspension de jugement ».

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