On your tongue

François Cornilliat, né en 1958, est professeur à la Rutgers University aux États-Unis, spécialiste de poésie française des XVe et XVIe siècles. On s’abstiendrait de ces précisions si elles n’avaient quelque chose à voir avec Envers toi. D’une part parce qu’il reprend à son compte une tradition de la poésie plus ou moins initiée par Les Amours de Ronsard : chacune des quatre parties qui composent le livre s’adresse, au début ou dans le corps du texte, à une femme, mary ‒ ainsi écrit, les quatre fois, sans majuscule, pour souligner peut-être qu’elle est sienne, sa mariée. D’autre part, parce que mary est américaine, et le poème se développe dans un va-et-vient entre français et anglais : leur entre-eux-deux.


François Cornilliat, Envers toi. Belin, coll. « L’extrême contemporain », 142 p., 19,90 €


S’il est vrai qu’on écrit toujours pour quelqu’un, l’interlocuteur en poésie est plus souvent soit une absence soit une construction de l’avenir. Un destinataire, par contre, c’est une présence et une sanction immédiate. Une lettre, comme l’amour, a fortiori une lettre d’amour, exige de l’humilité. C’est un combat contre le narcissisme (la destinataire en rirait), la gratuité (elle n’accepterait pas l’offrande, n’y voyant rien qui la concerne), et la brutalité : dans un dialogue, ne pas attenter à l’interlocuteur impose de toujours se défendre de soi, et c’est bien là le plus difficile. En dédiant à sa femme l’enfant [de ses nuits] d’Idumée, qu’est-ce que Cornilliat offre, sinon cet effort sur lui et la volonté de poursuivre cet effort ? Difficulté supplémentaire à l’effort d’écriture lui-même, effort qui s’exerce, lui, contre les ornières du langage. Une lutte contre l’universel baratin :

« non seulement le baratin survit

à tout sur terre, mais son nec plus ultra

sera (who cares in what language ?)

to outlive earth itself. »

[sera (qui se soucie en quelle langue ?)

de survivre à la terre elle-même.]

Double effort, donc, du scripteur, mais, partant, double effort pour le lecteur. La première difficulté, c’est qu’on ne lit pas la poésie, et cette poésie précisément, comme on lit le journal [1]. Envers toi, ramassé, ciselé, mallarméen, est sculpté avec de la pensée et pas avec des clichés : on l’apprivoise, comme une montagne, de prise en prise. La deuxième difficulté, sur laquelle bien sûr tous les commentateurs s’appesantiront, c’est, on l’a vu, le passage constant d’une langue à l’autre.

cornilliat envers toiOn peut lire sans chercher à comprendre plus avant, passer outre, pour en sentir simplement le chant (Cornilliat joue et tremble sur le son des mots), et peut-être la poésie n’y perdra rien. Est-ce que les poissons décryptent, autrement qu’avec la peau, le bruit de la mer ? On peut aussi s’essayer à traduire, à écouter mieux la parole, à écouter plus que son murmure, son bain de naissance. Pour peu qu’on ait quelques notions d’anglais et un dictionnaire, c’est sans vraies difficultés, si du moins on admet que comprendre n’est pas traduire, mais que c’en est le premier désir. La poésie n’y gagnera rien peut-être, sinon que (tenter de) traduire la poésie est en soi-même acte de création. L’effort accompli, ralentissant la lecture, obligeant d’y revenir et d’y méditer, est au moins un signe inscrit dans le temps, une griffure, une trace sur la pierre. Et le lecteur, lui, y gagnera.

À moins de poursuivre l’effort de compréhension à son terme ‒ la traduction ‒, le texte se moire alors d’un flottement de sens qui ressemble au flottement entre deux êtres, celui qui écoute et celui qui parle : deux pensées qui doivent s’ajuster, se superposer à peu près, se comprendre au moins un peu, à travers tout ce qui peut créer de la distance, de la séparation, du malentendu. Comment parler la langue de l’autre sans parler à sa place ? Et peut-être comprend-t-on ainsi mieux le projet de François Cornilliat, la recherche d’une non-séparation dans l’altérité. « Entre deux langues, / on entrevoit (parfois) ce qu’il en est / des entrefaites. »

Malgré les difficultés que le livre impose d’emblée, si on accepte l’effort, un charme s’installe. Envoûtement de la phrase qui se déploie sans coutures apparentes, un peu comme la voix off de L’année dernière à Marienbad, avec une ponctuation très légère mais beaucoup de parenthèses qui fragmentent son rythme, sortes de contrepoints ou de commentaires à peine ironiques. Beautés des formules, quand l’énoncé se resserre encore pour devenir proverbe, ramassé, sibyllin à faire rêver :

« Ce qu’on devine

(perles de l’intuition)

s’évapore. »

Ou :

« Qui dénude terreur ne fait plus

de plaisir un costume »

Ou encore :

« débâcle égale

asile

(en être

assailli c’est

y être

accueilli) ».

Et partout le jeu des assonances, le goût des mots, presque des vocalises, le staccato des allitérations. Par exemple :

« s’il faut parier

comme à coup sûr

comme on coud sur

son cœur un kit

syntaxique pour

trot mécanique… »

Ou :

« je serai comme tu seras

sans réplique

ni supplique (trompettes

à quiproquos) »

Sans compter que le jeu des allitérations passe la barrière des langues, les sons de l’une appelant les sons de l’autre, créant un tissu sonore, une musique de sens, comme une communication d’oiseaux. Et, entre tous ces jeux mêlés, impossible de ne pas sentir un humour, une moquerie de soi-même, une bizarre drôlerie sous-jacente, jamais vraiment émergée, sauf peut-être surgissant dans un néologisme comme « catoblépant » (formé sur le grec « catoblépas », regardant en bas). Le catoblépas, un peu oublié, est, chez Rabelais ou d’autres, un dragon mythique à la tête trop lourde pour qu’il puisse la lever. Mot qui mériterait qu’on l’adopte, notre époque n’est pas sans dragons catoblépants.

Si ce poème avait un résumé possible, il ne serait pas de la poésie. Mais il a un projet, d’autant plus solide que sa rédaction court sur une longue période, et on va le lui laisser dire dans la langue qu’il s’invente, en citant ce passage où le mot langue, justement, écrit en anglais, tongue, joue sur les deux sens du mot en français, la langue de la parole et celle de la bouche et du baiser :

« a memory found

on your tongue

demande accord

dans la nôtre et qu’il

nous soit accordé

de faire d’un seul jour

d’autres jours

sans inventer

de conditions ».

Construire quelque chose qui ne se perdrait pas, ne s’abîmerait pas. Est-ce seulement possible ? Mais, sans cette volonté, il ne se ferait aucune tentative vers la beauté.

C’est l’histoire qui crée le temps. Sans histoire, il y a le rien ou l’immuable, qui sont peut-être d’une seule essence. Envers toi est la spirale, toujours revenant à ses nœuds, d’une histoire entre deux êtres. Une construction sans murs, un labyrinthe arachnéen élevé dans un espace-temps à eux seuls, et élevé avec du temps, dont le temps est le matériau. Univers que crée, big-bang dilatant à l’infini, l’instant de leur rencontre :

« Anything else ? Ah

yes, le son de ce

tender and self-

mocking laughter

venu à mon secours,

celui que tu portais

en manteau noir

et bouquet de fleurs

rouges, in the darkest

afternoon of a brutal

February, as you gave

me a chance avec

ma chance, both of

wich I unfailingly

missed ‒ mary, how you

laughed that day,

the sort of day

you dare every day,

le genre de jour qui dure

le temps de notre vie. »

Ces cinq quatrains terminent le livre. C’en est donc « l’envoi », avec la mise en évidence, dans le jeu de sonorités entre « dure » et « dare » (défier), de ce défi, cette audace, ce pari : une rencontre qui ose la durée, qui soit le rejaillissement, « le temps [d’une] vie », de cet instant précis, l’apparition moqueuse « en manteau noir / et bouquets de fleurs rouges » déjà évoquée dans la deuxième partie.

On le voit par toutes ces citations, faites à dessein, Envers toi se lit lentement. En payant sa dette « envers » l’interlocutrice, mary (et il n’a pas à expliciter ses énigmes parce qu’elles sont les leurs), on ne veut pas croire que Cornilliat ne s’adresse qu’à un public d’anglicistes. Mais, on l’espère du moins, au-delà des lecteurs de poésie habitués à, et acceptant, la difficulté, « aux jeunes filles, aux femmes, aux féministes, aux amateurs de ces trois catégories, aux misogynes, aux amantes, aux amants, aux chercheurs de curiosités, aux professionnels du thème, du champ lexical et de la variante, aux experts en chansonnettes, aux collectionneurs, aux lecteurs de Queneau, aux lectrices, aux historiens de la sexualité, aux hellénistes, aux travestis, aux traducteurs, aux traductrices passées et futures [2] ».


  1. Mallarmé dans une lettre à Edmund Gosse : « Non, cher poète, excepté par maladresse ou gaucherie, je ne suis pas obscur, du moment qu’on me lit pour y chercher ce que j’énonce, ou la manifestation d’un art qui se sert du langage ; et le deviens, bien sûr ! si l’on se trompe et croit ouvrir le journal. »
  2. C’est la présentation par Philippe Brunet de son recueil L’égal des dieux ; Cent versions d’un poème de Sappho, Allia, 1998.

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