Partie de Cluedo en Érythrée

Suspense (9)

Carlo Lucarelli

Carlo Lucarelli © Philippe Matsas

Carlo Lucarelli a du talent pour le polar historique. Dans la trilogie du commissaire De Luca, Carte blanche, L’été trouble, Via delle Oche, écrite dans les années 1990, il nous faisait réviser de manière originale les événements du milieu du XXe siècle et l’art du porte-à-faux.


Carlo Lucarelli, Albergo Italia. Trad. de l’italien par Serge Quadruppani. Métailié, 137 p., 17 €


En effet, De Luca, policier maussade et intelligent, mène ses enquêtes sous Mussolini, pendant la Libération et au moment des élections de 1948. Soupçonné par les fascistes alors qu’il en est un lui-même, puis poursuivi par les résistants, ensuite (après la guerre) haï des communistes, et pour finir tenu en suspicion par les démocrates chrétiens, il sert à merveille le propos de Lucarelli, amateur des ironies de l’existence et fin observateur d’un pays dont, selon lui, « l’histoire la plus récente s’est souvent développée suivant les mécanismes d’un roman noir ». En Italie, c’est l’aspect historique de la trilogie de Lucarelli que l’éditeur Sellerio a privilégié en la publiant dans la collection « La Memoria » créée par Leonardo Sciascia ; en France c’est sa nature « policière » qui a été mise en avant puisque De Luca s’est fait connaître comme héros de la « Série noire ».

Une quinzaine d’années et presque autant de romans plus tard, Lucarelli continue à scruter l’histoire italienne, mais cette fois-ci avec une nouvelle trilogie qui s’attache au désastre colonial érythréen : La huitième vibration, Albergo Italia et Ma sogno Sherlock Holmes (troisième volet, qui n’est pas encore traduit en français).

Avec Albergo Italia, nous sommes à nouveau au fond de la corne de l’Afrique en compagnie du capitaine Colaprico, natif des Pouilles, et de son assistant, le carabinier érythréen Ogbà, mais cette fois trois ans plus tard (après la pilée infligée aux Italiens à la bataille d’Adoua). Deux événements, l’un survenu dans la chaleur infernale de Massaoua, le second en altitude sous les grêlons inattendus tombant sur Asmara, requièrent leur professionnelle attention et vont bien sûr se révéler liés : en effet, le vol en plein désert d’on ne sait trop quoi dans les magasins de la forteresse militaire et le suicide maquillé en assassinat d’un client de l’hôtel Albergo Italia dans la capitale sont – on finira par le comprendre – les deux couacs d’une même entreprise criminelle exportée de la mère patrie jusque dans la petite colonie.

Carlo Lucarelli, Albergo Italia

Les soldats italiens embarquent pour l’Éthiopie (1935)

L’intrigue amusée de ce joli livre, se nouant donc à partir d’une subtilisation bizarre et d’un meurtre en lieu clos, installe le lecteur dans l’atmosphère des romans de détection de « l ’âge d’or ». Le ton, les personnages (une belle rousse de Mantoue, des fonctionnaires coloniaux, un géologue de Palerme, des indigènes indigénophones…) et les clins d’œil à Conan Doyle autant qu’à Agatha Christie accentuent le charme d’Albergo Italia. Un charme faussement désuet car, derrière l’élégante évocation des lieux et derrière le drame humoristique en costume et avec accent (moustaches des uns, tarbouch des autres, dialectes italiens par-ci et tigrigna par-là), se dessine la critique de la gangstérisation burlesque du bel paese de 1899 – applicable bien sûr à celui de 2016.

La partie de Cluedo qui se joue dans Albergo Italia et son exotisme perspicace entrent en plaisante dysharmonie avec la réalité historique évoquée, celle des scandales politico-financiers de la Banca Romana à la fin du XIXe siècle. Eh oui, les fâcheux dérapages érythréens dont Colaprico et Ogbà doivent s’occuper ne sont que les lointaines conséquences de gigantesques manipulations métropolitaines impliquant plusieurs présidents du Conseil et même le roi.

Mais, pas plus que les énormes affaires de corruption romaines n’ont donné lieu dans la vraie vie à la sanction des coupables, les trafics et petits meurtres imaginaires africains d’Albergo Italia ne parviendront devant les juges. La faute n’en incombe pas au consciencieux Colaprico et encore moins à son très futé Ogbà.

Le premier, oublié de toute promotion pour sa trop grande fidélité à la loi, apparaît dans le bref épilogue résigné à son sort de relégué permanent dans la somnolente colonie, occupé à traduire en tigrigna Le Signe des Quatre. Le second, récipiendaire interloqué du manuscrit (il ne sait pas lire), se lance grâce à lui dans l’apprentissage de la lecture… avec, va-t-il découvrir, un plaisir toujours croissant.

Comme Ogbà, le lecteur d’Albergo Italia sera ravi.


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