« Lorsque elle a fait cette déclaration, euh, qui a été reprise dans une émission à charge, où on a sciemment pris des morceaux de phrases retirés de leur contexte, je rappelle que c’est une émission en langue anglaise, qui s’adressait à un public anglais, et où au fond le sujet de l’interview était : ‟Je ne serai pas Sheryl (sic) Blair”. »
François Fillon, 6 février 2017
Quand sera retombée la frénésie de la campagne électorale, la France, apaisée et unie, sera prête à regarder en face les maux qui la rongent et, soucieuse de retrouver sa grandeur, se rangera derrière son gouvernement fraîchement formé pour acclamer la tenue immédiate d’un Grenelle du Contexte. Appliquant avec sagesse les méthodes qui ont fait leurs preuves en matière de protection de l’environnement et de droit du travail, nos dirigeants fixeront des objectifs raisonnables mais ambitieux pour que plus jamais des paroles ne puissent être arrachées à leur contexte, amputées de leurs conditions de production et abandonnées à des lieues de leur environnement interactionnel d’origine. Solidement arrimés aux particularités de l’instant où ils auront été prononcés, les mots retrouveront, paradoxalement, leur sens propre et objectif et, débarrassés de l’angoisse des malentendus, troncations ou déformations, les Français avanceront le cœur léger vers les Temps Heureux de l’Intercompréhension Univoque.
En attendant, quitte à déplaire à François Fillon, ces quelques lignes porteront bien sur une déclaration hardiment extraite de sa conférence de presse du 6 février. Il y fait référence à l’interview accordée en 2007 par son épouse Penelope à Kim Willsher, alors journaliste du Sunday Telegraph. L’interview, filmée à l’époque pour le site du journal, a été diffusée début février dans « Envoyé spécial », l’« émission à charge » relayant des déclarations dont beaucoup ont considéré qu’elles étayaient les soupçons d’emploi fictif qui pèsent sur Mme Fillon. Dans un souci de transparence qui ne manquera pas de toucher l’ancien Premier ministre, précisons ici que la transcription d’un propos tenu à l’oral suppose d’interpréter légèrement les dires du locuteur pour le ponctuer et le restituer le plus fidèlement possible. Ainsi, l’erreur sur le prénom de l’épouse de Tony Blair, l’absence de proposition principale et l’absence d’élision dans la phrase prononcée par Fillon lors de sa conférence de presse ne nous ont pas échappé, mais sont reproduites ici telles quelles.
.@FrancoisFillon : « Comment imaginer que mon épouse, qui a collaboré avec moi, puisse l’avoir fait à l’insu de son plein gré ? » #ConfFillon pic.twitter.com/g2FreQHMP7
— Public Sénat (@publicsenat) 6 février 2017
François Fillon estime donc que l’interprétation défavorable des propos de sa femme tient à un problème de contexte et, si l’on suit sa logique, que leur réception parcellaire par le public d’« Envoyé spécial » serait nécessairement trompeuse et servirait les desseins malveillants des journalistes de France 2. Même si la robustesse de la notion de contexte est aujourd’hui débattue dans les sciences du langage, on peut la conserver ici et rappeler la distinction généralement admise entre cotexte (les mots qui précèdent ou suivent l’énoncé que l’on étudie) et contexte (les conditions spatio-temporelles, interactionnelles et institutionnelles de production des énoncés). Les « morceaux de phrases » n’ont donc pas à proprement parler été « retirés de leur contexte » lors de leur diffusion par France 2 : on y voit Penelope Fillon dans un café (situation spatiale), répondant à la journaliste britannique (situation interactionnelle) dans le cadre d’une interview (situation institutionnelle) dont on sait qu’elle date de 2007 puisqu’il y est question de la récente nomination de François Fillon à Matignon (situation temporelle).
Sourcilleux, François Fillon tient en outre à mettre en avant d’autres éléments du contexte de réalisation de l’interview : la langue d’interaction (l’anglais), le public visé (« anglais », sans doute voulait-il dire « britannique ») et le « sujet » de l’échange (annoncer que Penelope Fillon ne serait pas Cherie Blair, ou Sheryl comme prononcé approximativement par le candidat de Les Républicains, c’est-à-dire qu’elle ne prendrait pas publiquement position en qualité d’épouse du Premier ministre). Est-ce que tous ces éléments de contexte sont exacts ? Oui. Leur rappel est-il pertinent pour défendre une lecture plus favorable des propos de Penelope Fillon ? On peut se poser la question.
Mais, pour en revenir aux déclarations de sa femme, à supposer que François Fillon ait confondu « contexte » et « cotexte » – erreur du reste commune –, il serait intéressant de savoir quels autres « morceaux de phrases » de l’interview laissés de côté par la rédaction de France 2 auraient donné un éclairage différent aux propos de Penelope Fillon. Hélas, sur ce point, François Fillon ne s’exprime guère. Il ne semble pas non plus remarquer que les propos de son épouse jugés problématiques par beaucoup constituent des propositions grammaticalement acceptables et susceptibles d’être lues comme des phrases complètes [1] et non comme de simples « morceaux » opportunément détachés de leur cotexte.
Il n’est pas inutile ici d’ouvrir une parenthèse. Plutôt que de parler du sujet d’une interview – souvent bien difficile à isoler –, les chercheurs, notamment Martin Montgomery, classent les différents types d’interviews en fonction du public visé et de l’identité de l’interviewé [2], données qui jouent plus fortement sur la dynamique de l’entretien. Cette typologie prend en compte une dimension essentielle de l’exercice : sa vocation à être diffusé et donc l’existence du public comme destinataire secondaire des échanges. Montgomery distingue, entre autres, deux types d’interviews. Les premières, traditionnellement réservées aux dirigeants politiques, placent ces derniers face à leurs responsabilités, les distinguent d’un « nous » public dont le journaliste serait le porte-voix et leur demandent des comptes sur leurs actes ou paroles passés, jouant ainsi leur rôle traditionnel de contre-pouvoir. Les secondes invitent une célébrité ou un anonyme à commenter un événement ou une expérience dont il a été acteur ou témoin, dans une dynamique où l’opposition n’est pas aussi forte, mais où, au contraire, le public est censé ressentir une forme de sympathie, voire d’empathie, pour l’interviewé que l’on interroge sur ses impressions et ses émotions.
Au vu des images de l’interview de Penelope Fillon et du portrait qui en a été tiré dans le Telegraph, l’orientation initiale de l’interview appartenait à l’évidence à cette seconde catégorie, d’autant que, fort logiquement, le public britannique était plus susceptible de s’intéresser à l’histoire insolite d’une compatriote devenue l’épouse d’un dirigeant politique français qu’à vouloir demander des comptes à cette dernière. En découvrant cette interview aujourd’hui, le public français est tenté de relire la scène pour s’interroger sur la probité du candidat Fillon. Si l’interaction (c’est-à-dire les propos échangés et captés par la caméra) n’a pas été modifiée en dix ans, le contexte médiatique et sociétal de sa diffusion, lui, a changé. La réception de cet échange, en version originale ou traduit, ne saurait donc être la même.
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« I have never been actually his assistant or anything like that. I don’t deal with his communication. »
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Montgomery Martin, 2008, « The Discourse of the Broadcast News Interview », Journalism Studies, 9 (2), Londres, Taylor & Francis, pp. 260-277.